Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) porte en appel un jugement aux conclusions dévastatrices à l’égard d’un procureur accusé de « partialité évidente » et d’« inconduite flagrante ». Le procureur en chef adjoint Claude Girard avait carrément un « parti pris » contre un père de famille en quête de justice pour sa fille, selon le juge.

Dans une décision pratiquement jamais vue le mois dernier, le juge Daniel Royer, de la Cour supérieure du Québec, a cassé l’ordonnance d’arrêt du processus judiciaire déposée par le DPCP dans les dossiers de deux hommes accusés d’entrave à la justice à la suite d’une plainte privée. Le juge a même ordonné la poursuite des accusations criminelles avec un autre procureur que MGirard.

Il faut savoir qu’un juge ne peut pas – sauf dans des circonstances exceptionnelles – forcer le ministère public à mener à terme une accusation criminelle. En vertu de son pouvoir discrétionnaire, le DPCP peut mettre fin à une cause à tout moment, sans explication. Or, dans ce dossier, le procureur a commis un « abus de procédure, démontré par un cas des plus manifestes de conduite répréhensible, ce qui est extrêmement rare », soutient le juge.

Dans un avis d’appel déposé la semaine dernière, le DPCP demande à la Cour d’appel du Québec d’annuler ce jugement et de rétablir l’arrêt du processus judiciaire. Selon le ministère public, le juge Royer a erré en concluant que MGirard avait commis un abus de procédure. Le DPCP reproche aussi au juge d’avoir mal évalué la portée du rôle du procureur dans un contexte de plainte privée.

L’affaire remonte à 2013, lorsque Caroline Gauvin a été gravement blessée dans un accident impliquant des tracteurs de déneigement en Montérégie. La jeune femme a frôlé la mort cette nuit-là. Selon Michel Gauvin, sa fille a été victime d’une enquête policière bâclée et même d’un complot orchestré par les policiers impliqués. Il les poursuit d’ailleurs au civil.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Photo de la voiture conduite par Caroline Gauvin lors de l’accident

Quand le DPCP a refusé de porter des accusations en 2018 contre les deux conducteurs de déneigeuse et les cinq policiers qui sont intervenus sur les lieux, Michel Gauvin a décidé de déposer une « plainte privée » contre eux. Par ce mécanisme, un citoyen peut ainsi s’adresser à un juge dans une « préenquête » pour le convaincre de déposer des accusations criminelles – ce qui est très rare.

Mais en juin 2019, le juge Pierre Bélisle, de la Cour du Québec, a donné en partie raison à Michel Gauvin en autorisant des accusations de tentative d’entrave à la justice contre Robert Trudeau et Robert Boudreau, les deux chauffeurs de déneigeuse. Le juge soutient que ceux-ci ont « menti effrontément de A à Z » pendant la préenquête de plusieurs jours.

Mais cinq mois plus tard, le DPCP a mis fin aux accusations criminelles en déposant un arrêt du processus judiciaire pour « insuffisance de preuve ». C’est le même procureur mandaté pour la préenquête qui a pris cette décision, MClaude Girard, procureur en chef adjoint aux crimes économiques.

Selon le juge Royer, MGirard a agi comme un avocat de la défense représentant les policiers et les conducteurs de déneigeuse pendant la préenquête. Il a attaqué la crédibilité des témoins clés de Michel Gauvin pendant de « longs » contre-interrogatoires et s’est contenté de contre-interrogatoires « complaisants » à l’égard des policiers et des conducteurs de déneigeuse.

En outre, MGirard n’a pas respecté les directives du DPCP en transformant le processus en « procès de la consommation d’alcool de Caroline Gauvin et en procès d’intention » de Michel Gauvin et de ses témoins.

« [MGirard] a outrepassé répétitivement et systématiquement la nature et la portée de son rôle à la préenquête, témoignant d’une inconduite flagrante discréditant le régime de plaintes privées », a conclu le juge.

Le juge Royer a également remis en question la crédibilité de MClaude Girard. « La façon de témoigner de [MGirard] n’était pas de nature à rehausser sa crédibilité. […] Son témoignage n’a pas la fiabilité suffisante pour être retenu », assène même le juge.

Deux avocats, ainsi que le journaliste judiciaire Claude Poirier, ont déclaré sous serment avoir vu MGirard discutant avec les avocats des policiers et des conducteurs en janvier 2019 au palais de justice de Longueuil. Un témoin a affirmé avoir entendu MGirard rassurer les autres avocats impliqués en « leur disant qu’il s’occupait de la préenquête et de ne pas s’en inquiéter », relève le juge.

Dans l’avis d’appel, le DPCP rappelle que MGirard a sollicité l’autorisation de son procureur en chef, MMartin Chalifour, avant d’ordonner l’arrêt du processus. De plus, dans son analyse, MGirard a conclu que cette décision était nécessaire en raison « des écueils majeurs eu égard à l’admissibilité de la preuve, particulièrement en ce qui a trait à la protection contre l’auto-incrimination ».

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  • « [MGirard] a outrepassé répétitivement et systématiquement la nature et la portée de son rôle à la préenquête, témoignant d’une inconduite flagrante discréditant le régime de plaintes privées. »
    Le juge Daniel Royer