Les suspects visés par la police dans l’enquête sur le vol massif de données chez Desjardins menaient un gros train de vie, selon de nouveaux documents judiciaires rendus publics mardi : ils roulaient dans des véhicules de luxe, achetaient de l’or massif, investissaient dans les bitcoins et au moins un membre du groupe était soupçonné de se déplacer sous la protection d’un garde du corps personnel.

À la suite de démarches menées par La Presse, Québecor et Radio-Canada devant les tribunaux, la cour a accepté mardi de rendre publiques de nouvelles portions des mandats de perquisition obtenus par la Sûreté du Québec et la police de Laval dans le cadre de leur enquête sur la plus importante fuite de données de l’histoire du Québec. Les allégations contenues dans ces documents n’ont pas encore été testées en cour et n’ont mené à aucune accusation criminelle à ce jour.

Relations difficiles

Les documents abordent d’ailleurs l’une des causes de la longueur de l’enquête, soit les relations difficiles entre les policiers et le Mouvement Desjardins. Les policiers y racontent comment, en 2019, ils avaient demandé à l’institution financière de ne prendre aucune mesure contre la « taupe » Sébastien Boulanger-Dorval, l’employé du Mouvement Desjardins identifié comme le voleur de données à l’interne. Toute action précipitée risquait de nuire à l’enquête criminelle, selon les enquêteurs.

Mais Desjardins aurait fait fi de la demande et aurait avisé son employé qu’il avait été démasqué, contre l’avis des policiers, qui n’étaient pas prêts à dévoiler leurs cartes.

La Presse avait déjà révélé que Desjardins avait aussi saisi du matériel chez son ex-employé contre l’avis de la police, et que l’institution financière avait ensuite freiné les tentatives des policiers pour avoir accès à du matériel qu’elle jugeait « privilégié ».

Sur le bureau de Sébastien Boulanger-Dorval, l’employeur aurait saisi des papiers qui mentionnaient une entreprise de prêt privée appartenant à Jean-Loup Masse-Leullier et Charles Bernier, deux suspects de la grande région de Québec.

« Je comprends donc qu’un des clients à qui Boulanger-Dorval vendait de l’information est fort probablement Jean-Loup Masse-Leullier », écrit un enquêteur dans une déclaration sous serment obtenue par les médias mardi.

Jaguar, Land Rover, Lamborghini et Porsche

Jean-Loup Masse-Leullier possédait cinq véhicules, dont une Jaguar F-Type 2019, alors que Charles Bernier roulait en Land Rover, notent les policiers.

La théorie des enquêteurs dans cette affaire est que plusieurs prêteurs et courtiers ont acheté les données personnelles des clients de Desjardins afin de se donner un avantage concurrentiel imbattable lorsqu’ils faisaient de la sollicitation.

La plupart des noms des suspects étaient déjà connus, mais les documents dévoilés mardi ajoutent des noms à la liste de ceux que la police soupçonne d’avoir eu en main les données volées. Il s’agit de Jean-Loup Masse-Leullier, Charles Bernier, Mathieu Joncas, François Baillargeon-Bouchard, Nicolas Doiron, Nicolas Fecteau-Tincau, Dave Leclerc et Juan Pablo Serrano. La justice refuse pour l’instant de dévoiler le nom de deux autres suspects mystères qui sont dans la ligne de mire des enquêteurs.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

François Baillargeon-Bouchard

Les policiers racontent dans leur déclaration sous serment qu’ils ont intercepté des messages textes envoyés par Nicolas Fecteau-Tincau à son patron François Baillargeon-Bouchard, un courtier en assurances. Ils discutaient de l’achat de « listes » liées à différentes institutions financières pour faire de la sollicitation. Mais ils parlaient aussi parfois de leurs propres investissements.

« As-tu des bitcoins à vendre cash ? Le plus possible que tu peux avoir », insistait l’employé.

« Nope, je suis pas vendeur », répliquait le patron, qui semblait avoir déjà investi dans les cryptomonnaies.

Les policiers s’intéressent aussi à un fraudeur récidiviste au passé violent, Juan Pablo Serrano, qui aurait lui aussi acquis certaines des données volées par Boulanger-Dorval, selon l’enquête.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Juan Pablo Serrano

M. Serrano aussi aurait investi dans les bitcoins, mais en menant une perquisition chez lui, les enquêteurs auraient par ailleurs découvert qu’il avait acheté de l’or massif en bonne quantité.

Serrano roulait dans une Lamborghini Huracan et dans la Porsche Cayenne de son ex-femme, ont constaté les policiers dans leur enquête. La Sûreté du Québec avait déjà reçu des informations voulant qu’il se déplace sous la protection d’un garde du corps connu pour être dangereux et souvent armé, ce qui leur faisait dire que toute opération policière qui le ciblerait serait potentiellement risquée.

Un courtier de Québec se dit innocent

Joint par La Presse, Mathieu Joncas, courtier et prêteur privé de Québec soupçonné d’avoir racheté des listes de milliers de noms de clients potentiels issus du vol de données chez Desjardins, assure qu’il n’a rien à se reprocher.

J’ai été associé à tort à tout ça et avec le temps, on va le voir. S’il y a des accusations de déposées, j’imagine qu’on va pouvoir faire la lumière sur tout ça.

Mathieu Joncas

L’avocat de Sébastien Boulanger-Dorval, MCharles Côté, a dit qu’il était trop tôt pour discuter des nouvelles allégations. « Nous absorbons la preuve au rythme auquel elle nous est divulguée et nous allons faire toutes les démarches pour protéger les droits de notre client », a-t-il déclaré.

L’avocat du courtier François Baillargeon-Bouchard, MCharles Levasseur, a dit que son client n’avait aucun souvenir d’une discussion à propos d’achat de bitcoins et qu’il ne connaissait pas le fraudeur Juan Pablo Serrano.

« M. Bouchard n’a absolument rien à voir avec une quelconque organisation criminelle », a-t-il assuré.

Les documents dévoilés mardi ne donnent aucun horizon pour la fin de l’enquête et le dépôt d’accusations criminelles dans cette affaire.