La situation dans laquelle se trouvait la petite Rosalie Gagnon, tuée en avril 2018, aurait dû soulever des « drapeaux rouges » dans l’esprit des intervenantes de la maison d’hébergement où elle résidait avec sa mère, afin de dérouler un filet de sécurité autour de l’enfant de 2 ans, estime la coroner dans son rapport rendu public mardi.

La petite Rosalie a été retrouvée morte dans une poubelle à Québec, le 18 avril 2018, son corps portant 32 coups de dague.

La mère de l’enfant, Audrey Gagnon, a plaidé coupable à une accusation de meurtre. Elle a été condamnée à une peine de prison à vie, sans possibilité de libération conditionnelle avant 14 ans.

Les circonstances de la mort de cette enfant ont causé une onde de choc au Québec. Puis, une enquête publique de la coroner Géhane Kamel a été déclenchée. Cette dernière a entendu de nombreux témoignages et son analyse ne vise pas à déterminer la responsabilité civile ou criminelle des personnes impliquées, mais plutôt d’évaluer les facteurs contributifs à cet infanticide, pour éviter d’autres tragédies.

La coroner rappelle qu’Audrey Gagnon, alors âgée de 23 ans, et sa fille sont allées vivre dans une maison d’hébergement pour femmes en difficulté, la Maison Marie-Rollet, en février 2018.

Son séjour s’est initialement bien déroulé, mais des conflits sont apparus, culminant en des menaces de mort envers une employée, puis à l’expulsion d’Audrey le 12 avril 2018. Celle-ci demande à rester pour la nuit, n’ayant nulle part où aller : elle essuie un refus. Les intervenantes de la Maison ne lui ont pas demandé où elle allait à 22 h ni comment elle comptait s’y rendre. Le lendemain, Audrey Gagnon, qui dit être à la rue, demande à revenir à la Maison Marie-Rollet, qui refuse à nouveau, est-il relaté dans le rapport.

La DPJ est avisée de l’expulsion d’Audrey et tente de la rejoindre le 13 avril : elle ne réussit que le 16 avril et rien n’est réglé. La jeune femme dit qu’elle va rappeler, mais ne le fait pas.

Le 18 avril, un policier trouve une poussette abandonnée dans un parc, avec des taches de sang, puis, un peu plus tard, le corps de l’enfant.

La coroner se demande s’il n’aurait pas été souhaitable d’appeler la police le soir même de l’expulsion d’Audrey, vu les menaces de mort qu’elle venait de proférer. Selon elle, « il est légitime de croire » que les choses se seraient alors passées différemment si la police était intervenue et informée que l’enfant avait déjà fait l’objet d’un signalement auprès de la DPJ. La coroner se demande aussi pourquoi les urgences sociales n’ont pas été contactées, puisque la jeune femme n’avait nulle part où aller avec son enfant.

Et le lendemain, l’équipe de la réception des signalements de la DPJ aurait aussi pu faire l’objet d’un appel, puisque la jeune femme était, selon ses dires, à la rue avec un bambin, écrit la coroner dans son rapport. Questionnées à ce sujet lors des audiences, les intervenantes de la Maison ont indiqué qu’elles ne craignaient pas pour la sécurité de l’enfant. Ce fut le même son de cloche à la DPJ : la responsable du dossier de Rosalie a témoigné qu’elle n’était pas inquiète, même si elle ne réussissait pas à joindre Audrey, car sa fille « était tout pour elle ».

Tous les témoignages convergent d’ailleurs vers ce constat, note la coroner : « Mme Gagnon aimait sa fille ».

Mais la jeune femme tentait aussi de surmonter des difficultés : elle était suivie par un psychiatre, avait des problèmes de toxicomanie et était à l’époque sur un protocole de traitement à la méthadone. Audrey Gagnon a témoigné devant la coroner qu’elle consommait du cannabis tous les jours à la Maison Marie-Rollet — un fait complètement passé sous le radar des intervenantes, note Me Kamel — et que son expulsion a été le début de « sa descente aux enfers », alors qu’elle n’avait pas d’argent pour nourrir sa fille.

« Les témoignages entendus lors de cette audience ont révélé plusieurs situations qui auraient dû, à mon humble avis, être perçues comme des drapeaux rouges », écrit Me Kamel.

Ils ont aussi suscité « plusieurs questions quant à la communication entre les différents acteurs qui devaient servir de filet de sécurité pour l’enfant ».

La coroner note que les intervenantes hésitent à appeler la police et la DPJ pour ne pas briser le lien de confiance développé avec la femme hébergée. Elle dit comprendre l’importance de leur travail en ce sens, et du fragile équilibre de cette relation, mais ajoute qu’il « est raisonnable de se questionner sur la primauté du droit de l’enfant ».

Les recommandations

La coroner note qu’à la fois la Maison Marie-Rollet et la DPJ ont effectué des changements bénéfiques depuis la mort de la petite Rosalie.

Malgré cela, dans le but d’éviter qu’une autre tragédie ne survienne, Me Kamel formule plusieurs recommandations.

À la maison d’hébergement, elle recommande de ne jamais laisser partir un enfant sans avoir réussi à parler avec la DPJ ou à un autre intervenant social, et aussi de bien former ses employés sur les procédures à suivre lors de l’expulsion d’une femme hébergée ou lorsqu’un enfant suivi par la DPJ manque à l’appel. Elle suggère aussi à toutes les maisons d’hébergement et à la DPJ de désigner un responsable au sein de leurs organisations pour bien se communiquer les informations et suivre de plus près la situation d’un enfant.

La Maison Marie-Rollet n’a pas voulu accorder d’entrevues mardi.

Dans un communiqué, elle a souligné que son équipe, dédiée aux femmes violentées et à leurs enfants, est « habitée d’une grande tristesse » en pensant à la petite Rosalie et rapporte les changements déjà effectués.

La Fédération des maisons d’hébergement pour femmes se dit entièrement d’accord avec les recommandations « importantes » de Me Kamel.

« Ce n’est rien de nouveau pour nous, a déclaré en entrevue sa directrice générale, Manon Monastesse. C’est déjà ce qui est fait ». Elle signale que 30 % des enfants hébergés dans leur réseau — dont ne fait pas partie la Maison Marie-Rollet — sont suivis par la DPJ et qu’aucune tragédie comme celle de Rosalie Gagnon ne s’est jamais produite.

Les canaux de communication sont déjà établis avec la DPJ et des intervenantes pivots sont en poste, en contact direct avec les services de protection de la jeunesse, explique Mme Monastesse. Le travail pour améliorer la collaboration avec la DPJ se poursuit et un projet-pilote créé il y a deux ans donne de bons résultats, soit le projet PEVC (protection des enfants en contexte de violence conjugale).