(Ottawa) La dernière manche de la bataille judiciaire entre Mike Ward et Jérémy Gabriel s’est jouée lundi devant le plus haut tribunal du pays. Où doit-on tracer la ligne entre le droit à la liberté d’expression d’un humoriste et le droit à la dignité d’un citoyen ? Cette question lourde de conséquences pour la communauté artistique est maintenant entre les mains des juges de la Cour suprême du Canada.

« Il n’y a pas de droit à ne pas être offensé », a plaidé lundi MJulius Grey. Devant un barrage de questions techniques des neufs sages sur la liberté d’expression et la discrimination, l’avocat de Mike Ward a défendu becs et ongles l’humour noir de son client. Un commentaire « déplaisant » ne doit pas être interdit, sauf dans un contexte haineux ou « particulièrement dégoûtant », a argumenté MGrey.

L’avocat d’expérience a également mis en garde les juges des risques de limiter la liberté d’expression, de surcroît en cette ère de « grande rectitude politique » et de « culture de l’annulation [cancel culture] ».

« La notion même de spectacle d’humour va être remise en question. Qui va s’y risquer ? Quelqu’un va dire : “Vous avez ri de mes convictions politiques, alors ça m’a blessé” », a plaidé MGrey, qui craint l’avènement d’un « tribunal de la censure ».

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MJulius Grey

Connu pour son humour corrosif, Mike Ward a été condamné par le Tribunal des droits de la personne à verser 35 000 $ à Jérémy Gabriel en 2016 pour s’être moqué du jeune chanteur dans un numéro sur les « intouchables » au Québec interprété à des dizaines de reprises au début des années 2010.

L’humoriste avait qualifié le « petit Jérémy » – alors adolescent – de « lette » et de « pas tuable ». Le jeune chanteur est atteint du syndrome de Treacher-Collins, maladie qui entraîne des malformations à la tête et une surdité sévère. Le jugement de première instance a été confirmé en 2019 par la Cour d’appel du Québec, laquelle jugeait que Mike Ward avait franchi la « limite permise » avec ses blagues discriminatoires.

« Jérémy Gabriel a subi les affronts de l’utilisation de la liberté d’expression de Mike Ward. Mike Ward avait le droit de rire de Jérémy Gabriel, mais Mike Ward n’avait pas le droit d’humilier et de dénigrer Jérémy Gabriel sur la base de son handicap. C’était la limite à ne pas franchir », a fait valoir MStéphanie Fournier, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Aux yeux de MFournier, Jérémy Gabriel a été traité comme une « personne de moindre valeur, parce qu’il est handicapé ». Il n’a donc pas eu droit à la « sauvegarde de sa dignité ». « L’humour peut renforcer l’exclusion de certaines personnes. C’est ce qu’on veut éviter », a-t-elle renchéri.

Au contraire, les blagues de Mike Ward n’ont eu aucun « effet préjudiciable » sur Jérémy Gabriel, selon l’avocat de l’humoriste. De plus, le contexte des blagues est crucial : le jeune chanteur n’a pas été visé en raison de son handicap, mais en raison de sa popularité, dans le cadre d’un spectacle sur les « vaches sacrées » de la société québécoise. « Il était une personnalité publique », rappelle MGrey.

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Jérémy Gabriel

D’une façon, Mike Ward a même traité Jérémy Gabriel avec « égalité », a argumenté MJulius Grey. Des propos qui ont fait bondir des juges de la Cour suprême. « Voyons ! N’allez pas si loin. Nous ne parlons pas de Galilée ou de Salman Rushdie. Ce n’est pas un héros », s’est insurgé le juge Russel Brown.

« Frilosité » chez les humoristes

Aux yeux de l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour, cette cause « historique » crée énormément de « frilosité » chez les humoristes, alors que leur terrain de jeu doit être au contraire le « plus large possible ».

« Un effet de frilosité va nécessairement amener de l’autocensure et une perte de spontanéité : les filtres qui se multiplient, un contenu de plus en plus aseptisé, de la rectitude politique », a plaidé MWalid Hijazi.

Les humoristes ont toujours cherché « à agiter, à provoquer et à faire des malaises », a poursuivi MHijazi. « Un humoriste ne peut craindre la censure et l’intervention d’un organisme de l’État. […] Ce qui est tabou un jour ne l’est plus un jour. Les humoristes repoussent toujours les limites du politiquement acceptable », a-t-il plaidé.

L’avocat de Jérémy Gabriel et de sa mère a déploré le « caractère répétitif et récurrent » des propos de Mike Ward, alors que la Charte des droits et libertés de la personne est limpide : « On ne peut pas s’amuser à discriminer quelqu’un en raison de son handicap. »

« Nous voulons conscientiser la Cour suprême à tous les impacts des propos de M. Ward sur un enfant et un adolescent qui cherchait tout simplement à façonner son avenir », a soutenu MStéphane Harvey.

La Cour suprême a pris l’affaire en délibéré.