Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) avait aidé à l’envoyer en prison, il y a 23 ans. Mais il est réapparu, plus fort que jamais. Un Canadien accusé d’avoir uni plusieurs triades chinoises pour former l’un des plus gros syndicats criminels au monde a été arrêté en Europe vendredi dernier. L’énigmatique Tse Chi Lop, ancien partenaire de la mafia montréalaise, est soupçonné de contrôler un empire du crime multimilliardaire dont les tentacules couvrent toute l’Asie.

Le 11 août 1998, un groupe de résidants de Brossard, de Montréal, de Saint-Laurent et de Toronto débarquent à Hong Kong. Tous sont liés à des groupes criminels asiatiques actifs au Canada. Ce sont des trafiquants de « China White », héroïne dite extra pure, qui inonde à l’époque les rues canadiennes et américaines.

Et tous s’apprêtent à marcher dans un piège.

Les visiteurs ont été convoqués dans le plus grand secret par Tse Chi Lop, citoyen canadien membre des Big Circle Boys, redoutable association internationale de criminels de haut niveau.

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Tse Chi Lop

Depuis longtemps, le FBI tentait de mettre la main sur Tse Chi Lop, soupçonné d’utiliser sa base d’opérations canadienne pour alimenter New York en héroïne. Le caïd était branché sur les fournisseurs du « triangle d’or », région chevauchant les frontières de la Thaïlande, du Laos et de la Birmanie.

Les Américains avaient en main un mandat d’arrêt visant le trafiquant, mais ce dernier se cachait en Chine, son pays natal, d’où il ne pouvait être extradé. Le FBI avait sollicité l’aide de plusieurs partenaires, dont la Gendarmerie royale du Canada et le SPVM.

« Le principal chemin d’entrée de l’héroïne à l’époque était le Canada. Nous savions que pour bâtir un gros dossier, il fallait travailler avec les Canadiens », se souvient Mark Calnan, ancien enquêteur du FBI, en entrevue avec La Presse.

Calnan avait collaboré plusieurs fois avec l’escouade Antigang du SPVM. Il s’était lié d’amitié avec Mario Lamothe, sergent-détective spécialiste du crime organisé asiatique. C’est cet ami qui lui a fourni la clé pour finalement mettre la main sur l’insaisissable Tse Chi Lop.

« Il était comme un fantôme », raconte Mario Lamothe, aujourd’hui retraité. Mais l’escouade Antigang était très branchée dans le milieu et elle avait appris un jour que Tse Chi Lop avait convoqué ses collaborateurs montréalais à Hong Kong, dans un territoire qui permettait son extradition. Le fantôme allait se montrer au grand jour. C’était l’occasion de l’arrêter.

L’apparition du fantôme

À l’approche du rendez-vous, Mario Lamothe et Mark Calnan partent ensemble à Hong Kong pour attendre les voyageurs, pris préalablement en filature à Montréal.

L’attente était dure sur les nerfs. Nous attendions à l’hôtel, et Mario relayait en direct toutes les informations qu’il recevait aux policiers de Hong Kong.

Mark Calnan, ancien enquêteur du FBI

Surveillés par des agents locaux, les voyageurs entrent dans un restaurant pour souper. Tse Chi Lop arrive enfin lui aussi. « La filature de Hong Kong est entrée, ils l’ont identifié et ils ont eu le feu vert pour procéder à son arrestation », raconte Mario Lamothe.

Tse Chi Lop sera extradé aux États-Unis, plaidera coupable et écopera de neuf ans de prison. Il s’agit de la seule fois où il s’est retrouvé derrière les barreaux. Jusqu’à la semaine dernière.

Vendredi, la police néerlandaise a arrêté l’homme de 56 ans à l’aéroport d’Amsterdam, alors qu’il allait embarquer sur un vol vers le Canada. L’arrestation a eu lieu à la demande des autorités australiennes, qui pourchassent le Canadien depuis des années avec l’aide d’une vingtaine de pays.

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Saisie de drogue à Geraldton, en Australie, en 2017. La police australienne avait saisi 1,2 tonne de méthamphétamine reliée à l’organisation de Tse Chi Lop, arrivée par bateau.

Il est accusé d’avoir unifié des membres des plus importants groupes criminels asiatiques au sein d’un conglomérat baptisé « Sam Gor », ou tout simplement « La Compagnie ». Une union d’une ampleur jamais vue sur ce continent.

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Autre vue de la saisie de drogue à Geraldton, en 2017, par la police australienne

« Tse et Sam Gor sont des joueurs majeurs ici depuis environ une décennie et ont étendu leurs activités continuellement », explique Jeremy Douglas, représentant régional de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime à Bangkok.

« Ce n’est certainement pas exagéré de le comparer à El Chapo ou Pablo Escobar », dit-il.

Connu depuis longtemps

La Presse a pu retracer l’ascension du baron de la drogue au Canada à travers des entrevues avec d’anciens policiers ou procureurs, des centaines de pages de documents de cour déposés au Canada et aux États-Unis, ainsi que des rapports de renseignement confidentiels diffusés auprès de plusieurs gouvernements.

Tse Chi Lop est né le 25 octobre 1963 dans la région de Guangzhou, en Chine. Il a rejoint les Big Circle Boys, réseau de criminels originaires de sa région qui a essaimé d’abord à Hong Kong, puis partout dans le monde.

Ce nouveau réseau était plus jeune, moins structuré et moins hiérarchique que les triades qui dominaient le crime organisé chinois depuis des générations, selon Alex Chung, chercheur à l’Université d’Oxford, qui a écrit deux livres sur le groupe.

Les membres des Big Circle Boys implantés au Canada sont notamment actifs dans les fraudes par carte de crédit et l’importation massive d’héroïne et d’autres drogues. Ils voyagent énormément entre Montréal, Toronto et Vancouver, et se mêlent peu de la vente au détail sur le terrain, dit-il.

C’est un collectif de personnes qui sont chacune au sommet dans son domaine, et les leaders se connaissent tous. Ils peuvent faire appel aux autres en cas de besoin. Ils se connaissent depuis l’école primaire ou secondaire en Chine, ou alors ils se sont rendu compte au Canada qu’ils venaient de villages voisins à l’origine.

Alex Chung, professeur honoraire à l’Université d’Oxford, à propos des membres des Big Circle Boys implantés au pays

Tse Chi Lop a immigré au Canada en 1988 et s’est installé en Ontario. Il s’est marié l’année suivante et a eu un fils et une fille, selon ses déclarations en cour. Ses parents sont venus habiter avec lui pendant un temps. Il affirme avoir occupé un emploi légal chez Fuji Film et Kodak.

Mais selon des transcriptions de témoignages devant des tribunaux montréalais, le nom de Tse Chi Lop a commencé à circuler dans la métropole québécoise dès le début des années 1990 en lien avec plusieurs activités criminelles.

En 1992, le caïd a été blessé d’une balle à la main lors d’un attentat à Toronto, en lien avec une dispute pour la distribution de cocaïne venue de Montréal à Edmonton, croit la police. Deux de ses rivaux soupçonnés d’être mêlés à l’attaque ont été assassinés peu après.

La même année, selon les dossiers du palais de justice de Montréal, la présence du gangster a été notée au Québec lorsqu’il s’est fait intercepter pour une infraction au Code de la sécurité routière. Il avait donné l’adresse d’une maison à Toronto.

L’enquête du FBI qui a mené à son arrestation en 1998 a démontré que son réseau avait recours à l’expertise de la mafia italienne de Montréal pour faire passer de l’héroïne du Canada à New York. La marchandise était confiée aux soins de Sabatino Nicolucci et d’Emanuele Ragusa, deux membres influents du clan Rizzuto à Montréal (la fille de Ragusa est mariée au fils de Vito Rizzuto).

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Emanuele Ragusa, membre important de la mafia de Montréal, organisait autrefois le transport de la drogue de Tse Chi Lop vers les États-Unis.

La mafia faisait traverser la drogue dans des camions remplis de fruits, de légumes et d’autres produits alimentaires, puis l’entreposait dans des salons de barbiers siciliens de Long Island, où les groupes du crime organisé asiatique de New York pouvaient venir la chercher.

Du jamais-vu

En 2006, après avoir purgé ses neuf ans de prison, Tse Chi Lop est revenu au Canada. Il avait déclaré vouloir ouvrir un restaurant. Mais il a vite mis le cap vers l’Asie, où il a uni les organisations criminelles rivales pour exporter de l’héroïne et de la méthamphétamine vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Chine, le Japon et l’Indonésie, entre autres.

PHOTO FOURNIE PAR LA POLICE FÉDÉRALE AUSTRALIENNE

En 2013, la police avait saisi de l’héroïne et de la méthamphétamine camouflée dans un réservoir à essence, dans le cadre d’une enquête sur l’organisation de Tse Chi Lop.

« La théorie est qu’il est venu ici après sa libération pour se brancher sur son vieux réseau. La région ici offrait une occasion », explique Jeremy Douglas, en soulignant que la région où opère l’organisation offre un marché potentiel de 2,5 milliards de consommateurs.

« Tse a été un maître réseauteur. Il semble qu’il ait importé en Asie sa valorisation de la coopération avec différents groupes, comme la famille Rizzuto », dit-il.

Sam Gor peut être décrit comme un réseau de membres de triades avec des compétences et des rôles complémentaires travaillant avec l’objectif commun de dominer le marché régional de la drogue. Quelque chose qui n’avait jamais été vu, et qui a fonctionné.

Jeremy Douglas, représentant régional de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime à Bangkok

Son arrestation est « incroyablement significative », croit l’expert. Même si un autre leader ou un autre groupe tentait de prendre sa place, « nous pouvons espérer que la région commence à discuter de façons de rendre la vie difficile à son réseau ».

Aujourd’hui, l’ex-agent du FBI Mark Calnan constate que les enquêteurs canadiens et américains avaient eu raison de désigner Tse Chi Lop comme une cible prioritaire dès les années 1990. « J’ai passé 24 ans au FBI. Il est l’un des plus impressionnants trafiquants d’héroïne que j’ai vus. Professionnel, sérieux, poli, qui n’essayait pas d’avoir l’air d’un dur. Je ne suis pas surpris de le voir aujourd’hui. »

Le géant Sam Gor

Des revenus pouvant atteindre 17,7 milliards

L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime estime que les revenus du Sam Gor se situent entre 8 milliards et 17,7 milliards de dollars américains. Au sommet de la pyramide, Tse Chi Lop aurait amassé des richesses colossales. Une grande enquête de l’agence Reuters cite des policiers australiens selon qui le citoyen canadien aurait perdu 60 millions d’euros en pariant dans un casino de Macao en une seule soirée.

Allégations de torture

Des policiers cités par Reuters affirment qu’un courrier de l’organisation arrêté en Birmanie avait sur son téléphone une vidéo d’un homme ligoté que trois fiers-à-bras torturaient avec un chalumeau et un aiguillon électrique à bétail. L’homme avait apparemment jeté à la mer 300 kg de méthamphétamine par peur d’être arrêté, et l’organisation voulait s’assurer qu’il n’avait pas volé la marchandise. La vidéo illustrait les risques encourus par ceux qui s’attiraient les foudres du Sam Gor.

Bien protégé

L’agence Reuters rapporte que Tse Chi Lop se déplacerait entouré d’un groupe de gardes du corps experts en boxe thaïlandaise. Certains laboratoires de son organisation en Birmanie seraient par ailleurs protégés par des milices armées.

« Mégafusion » d’organisations criminelles

Tse Chi Lop aurait réussi une « mégafusion » de membres des triades 14k, Wo Shing Wo et Sun Yee On, qui étaient autrefois en guerre, selon Reuters. Il aurait aussi inclus des membres des Big Circle Boys et de la Bamboo Union, organisation criminelle de Taiwan. Des sources policières citées par l’agence affirment que 4 des 19 dirigeants du Sam Gor sont citoyens canadiens. Les autres viendraient de Chine continentale, de Malaisie, du Viêtnam, de Macao, de Hong Kong et de Taiwan.