Des écarts persistent toutefois dans la judiciarisation des accusés, notent des juristes

Les juges pénalisent-ils plus sévèrement les agresseurs sexuels depuis l’émergence du mouvement #metoo et la prise de parole collective de victimes ? Si les tribunaux envoient encore des messages divergents, une évidence s’impose : le droit criminel ne peut pas tout régler. Tous les agresseurs ne pourront pas être envoyés en prison. D’autres formes de justice doivent être envisagées, selon des juristes.

Pour avoir d’abord fait des attouchements, puis tenté de mettre la main dans la culotte de sa stagiaire de 17 ans, Michel Venne, ancien directeur de l’Institut du Nouveau Monde, a été condamné en novembre à six mois de prison pour agression sexuelle et a été inscrit au registre des délinquants sexuels pour 20 ans.

« Quand on regarde la jurisprudence, des peines de six mois pour des crimes similaires […], il n’y en a pas beaucoup », a indiqué MMichel Bérubé, procureur de la Couronne, à la sortie du tribunal.

« Avant #metoo, Michel Venne aurait sans doute été acquitté, avance Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM. Avant ce mouvement, il y avait dans les tribunaux une tendance lourde à banaliser ce genre de geste. »

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Michel Venne, escorté par des constables spéciaux hors d’une salle d’audience du palais de justice de Québec, après avoir reçu sa peine, le 9 novembre dernier

La définition légale de l’agression sexuelle n’a à peu près pas bougé depuis 1983. « Mais le raz de marée de #metoo et la justice parallèle qu’il a fait déferler sur les réseaux sociaux ont inévitablement frappé les juges, qui ont pris conscience du mécontentement des victimes envers le système de justice, note Mme Chagnon. Cela les a sûrement amenés à réfléchir à leurs pratiques. »

Michel Venne était en situation d’autorité, sa version n’a jamais été crue par le juge et, surtout, sa victime, Léa Clermont-Dion, était mineure au moment des faits.

Autres cas

Mais le 29 novembre dernier, Simon Lamarre, enseignant du primaire qui a filmé l’entrejambe de femmes et d’adolescentes, a bénéficié, lui, d’une absolution conditionnelle du juge Jean-Jacques Gagné (ici aussi, à la Cour criminelle). Bien que l’accusé ait toujours des « intérêts sexuels déviants » envers les jeunes et une « hostilité envers les femmes », le magistrat a estimé que le risque de récidive était modéré, que ses victimes ne gardaient pas de séquelles et qu’il était dans l’intérêt public qu’il puisse continuer d’assurer sa subsistance et celle de sa famille. « Faut-il encourager l’accusé dans sa réhabilitation convaincante ou accroître son isolement par une stigmatisation ? », a demandé le juge.

Cette décision a fait grand bruit. Le lendemain, le ministère de l’Éducation révoquait le permis d’enseignement de Simon Lamarre.

Toujours en novembre, c’est dans l’anonymat qu’un concierge a été congédié, en vertu du droit du travail, du centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys. Au fil des ans, une vingtaine de ses collègues ont déposé des plaintes contre lui, disant qu’il leur touchait les fesses, les suivait aux toilettes… De changement d’école en promesse de ne plus recommencer, il a pu sévir pendant 10 ans, les conventions collectives prévoyant que les taches à son dossier soient chaque fois effacées quand il n’y avait pas récidive dans une période de 12 mois.

Les contextes, les gestes reprochés, l’âge des victimes et les tribunaux qui ont jugé ces affaires sont distincts. En plus des tribunaux criminels, un délit sexuel peut être traité à travers le spectre des conventions collectives, des normes du travail, en droit civil (poursuites en dommages comme celles dont fait l’objet Gilbert Rozon) ou des droits de la personne (la Commission des droits de la personne traitant les cas de harcèlement sexuel).

Pour le public, il est difficile de voir clair à travers ces différents régimes et de comprendre les peines que se voit infliger – ou non – une personne accusée d’agression sexuelle.

À la lecture de dizaines de jugements rendus ces deux dernières années, force est de constater que si les juges y soulignent la gravité de la violence sexuelle et la qualifient dans certains cas de « fléau », leurs décisions vont dans plusieurs directions.

Entre peine exemplaire et absolution

Normalement, dès lors qu’il est question de mineurs, les juges ont de moins en moins de latitude, des peines minimales ayant été établies à partir de 2008.

« Même si le geste est de peu de gravité en termes de violation de l’intégrité physique, il est grave sur beaucoup d’autres plans, notamment quant à la nécessaire protection de l’autonomie inachevée d’une personne mineure, rappelle Julie Desrosiers, professeure de droit à l’Université Laval. On protège sa sexualité naissante, son incapacité encore plus grande que pour une adulte, souvent, à dire non. »

Lorsqu’il s’agit d’une adulte, la nature du geste d’ordre sexuel sera davantage prise en compte, ajoute Mme Desrosiers, « et le juge peut donner des absolutions conditionnelles ».

Si toute forme d’agression sexuelle est inacceptable, il reste par ailleurs que « le droit criminel ne peut pas être notre seul outil d’éducation des foules », note pour sa part Anne-Marie Boisvert, professeure de droit à l’Université de Montréal.

MBoisvert évoque les conventions collectives à resserrer, pour éviter ces cas où, comme dans celui du concierge cité plus haut, « certains ont encore bien des parties gratuites ».

« Les ordres professionnels ne pourraient-ils pas aussi eux-mêmes retirer des licences [comme l’a justement fait le ministère de l’Éducation pour l’enseignant voyeur] ? Pourrait-on envisager d’avoir l’équivalent de la Commission des droits de la personne qui pourrait mener des poursuites au nom des victimes ? On est beaucoup trop obsédé par le droit criminel et on manque d’imagination pour envisager d’autres façons de faire. »

Mais la judiciarisation de l’agression sexuelle, qui touche déjà plusieurs régimes, entraîne son lot de disparités. Ainsi, relève Rachel Chagnon, en vertu de la loi visant spécifiquement à combattre les violences sexuelles dans les établissements d’enseignement supérieur, il y a fort à parier que le concierge du centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys qui a sévi 10 ans contre des femmes aurait été épinglé bien plus tôt s’il avait commis les mêmes gestes alors qu’il était au service d’une université. « À l’université, les plaintes n’auraient pas été effacées. Il y aurait eu une mémoire institutionnelle. »

Même distinction par rapport aux agresseurs autochtones. Face à un accusé autochtone, les juges doivent prendre en considération, précise l’arrêt Gladu de la Cour suprême, « les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui ont pu contribuer à la délinquance. Le juge doit aussi examiner les types de procédures de détermination de la peine appropriées compte tenu de l’héritage ou des attaches autochtones de l’accusé ».

Les effets pervers de peines sévères

Chose certaine, fait observer Rachel Chagnon, une lourde peine en Chambre criminelle est loin d’être nécessairement ce que souhaitent toutes les victimes.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM

Ce n’est pas tant de voir imposer des peines sévères qui est espéré, mais que l’on condamne quand il y a matière à condamner.

Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM

Des peines particulièrement sévères peuvent même avoir leurs effets pervers, relève Mme Boisvert. « Plus les enjeux sont élevés – une lourde peine de prison, une inscription au registre des délinquants sexuels –, moins l’agresseur fera un aveu de culpabilité », alors que la reconnaissance de torts est souvent centrale pour les victimes.

Rachel Chagnon est aussi de cet avis. « Quand les juges perçoivent certaines peines comme étant trop sévères, ils hésitent à les mettre en application. Cela semble être ce à quoi a pensé le juge face à l’enseignant [qui filmait l’entrejambe de femmes]. »

On ne veut certainement pas retourner à la « banalisation des mains baladeuses », insiste Anne-Marie Boisvert, mais de façon générale, « quand le tort [subi par l’agresseur] est disproportionné par rapport au réel traumatisme, plusieurs victimes trouvent elles-mêmes que ça ne vaut pas la peine de porter plainte. Quand une tape sur une fesse peut vous valoir une inscription au registre des prédateurs sexuels, c’est un peu fort de café ».

Une définition très large

C’est que, de nos jours, la définition d’agression sexuelle est très large. Comme le résume Mme Boisvert, cela va « du baiser volé au viol collectif ».

Bien sûr, les peines tiennent compte par la suite de la gravité relative de chaque agression sexuelle, mais « certains juristes, qui sont conscients de cela, se demandent s’il n’y aurait pas matière à reformuler tout cela, pour revenir à la distinction entre les attouchements et le viol », enchaîne-t-elle.

À l’heure actuelle, il y a un réel décalage entre ce qu’est un agresseur sexuel, dans notre imaginaire collectif, et toute la gamme de comportements [que couvre la définition].

Anne-Marie Boisvert, professeure de droit à l’Université de Montréal

Julie Desrosiers regrette que l’on en soit encore à cette vieille conception du viol, comme s’il fallait avoir été « bâillonnée dans un boisé » pour être considérée comme une victime d’agression sexuelle. « Ce que les gens doivent enfin comprendre, c’est que les agresseurs sexuels, ce sont des gens ordinaires qui agissent dans une culture qui banalise la violence sexuelle. »

Quand c’est su, quand c’est dit, quand la justice y a vu, « c’est là que ça arrête. Le stigmate d’être identifié comme un agresseur sexuel est tel que celui qui est condamné récidive beaucoup moins qu’on le croit en général. Ceux qui récidivent, ce sont ceux qui sont atteints d’un réel problème de déviance sexuelle, ce qui n’est pas le cas de la majorité d’entre eux ».

Tout comme Rachel Chagnon et Anne-Marie Boisvert, Julie Desrosiers ne croit pas que la prison soit la panacée. « Mais les victimes, comme la société, veulent une dénonciation. Si Léa Clermont-Dion – une première de classe, choisie pour faire un stage – était ma fille, je ne voudrais pas que le comportement de son patron demeure caché, je ne voudrais pas contribuer à la culture du silence. »

La professeure Martine Delvaux, auteure de livres sur les agressions sexuelles, indique que dans la mesure où on estime qu’une femme sur trois est victime d’une forme ou une autre de violence sexuelle, il faudra trouver des solutions pour que justice soit rendue. « Mais je ne sais pas lesquelles. Hiérarchiser les violences, y aller de définitions plus précises… ça me semble dangereux étant donné ce qu’on essaie de faire comprendre sur le continuum de la violence […]. »

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Source : Projet Rebâtir