Les proches de deux jeunes femmes sans histoire assassinées dans des circonstances sordides il y a 45 ans espèrent toujours que le meurtrier sera arrêté un jour. Cette affaire a connu un développement important et inattendu il y a trois ans grâce à l’ADN, tellement que la Sûreté du Québec a décidé de relancer l’enquête. Si le temps peut être un obstacle pour les enquêteurs, il peut aussi contribuer à délier des langues.

Les familles toujours sans réponses

Le 4 juillet 1976. Renée Lessard et Jocelyne Beaudoin roulent sur l’autoroute 20 vers Québec, avec toute la vie devant elles. Trimbalant leurs lourds sacs à dos, les jeunes femmes de 23 et 20 ans viennent de monter dans un autocar pour un voyage de camping sur le pouce qui les mènera jusqu’au Saguenay–Lac-Saint-Jean.

Renée, enseignante au primaire depuis un an à peine, et Jocelyne, vendeuse chez Simpson et future professeure d’histoire et de géographie, ont prévu retourner à Montréal avant le 17 juillet, pour assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et à quelques compétitions.

Les jeunes femmes passent par Québec, l’île d’Orléans, Baie-Saint-Paul, La Baie. Elles montent sur un bateau de croisière à Chicoutimi pour filer vers Cap Trinité. « Nous faisons un beau voyage », rédige Renée sur une carte postale datée du 7 juillet et envoyée à sa famille. « Nous arriverons peut-être avant notre temps, donc garde mon billet pour les Jeux olympiques », écrit deux jours plus tard, de Desbiens, Jocelyne à son frère Claude.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Carte postale envoyée par Jocelyne Beaudoin à sa famille

Mais alors que les deux amies devaient se limiter au Saguenay–Lac-Saint-Jean et rentrer vers Montréal, leurs plans changent. Le 12 juillet, elles couchent au motel d’Amour à Rivière-du-Loup. On aurait pu croire qu’elles auraient dû normalement commencer à rentrer vers la métropole, mais elles retournent plutôt vers le Lac-Saint-Jean. Elles y sont toujours le 20 juillet, selon des témoins de l’époque, mais les cartes postales n’arrivent plus.

Nadia Comaneci a fini d’éblouir le monde, les Jeux prennent fin dans l’allégresse, mais les jeunes femmes ne sont toujours pas rentrées à la maison.

Les deux familles signalent leur disparition le 2 août. La Sûreté du Québec enquête. L’affaire fait les manchettes. « Où sont les campeuses de Montréal ? », titre le Progrès Dimanche.

Le 3 octobre, le squelette encore habillé de Jocelyne Beaudoin et son sac à main sont trouvés dans un bois près du rang du Coteau à Saint-Jacques-le-Mineur, au sud de Montréal. La jeune femme a été tuée par balle.

Le 29 avril 1977, des passants découvrent des restes humains près du lac Burt – aujourd’hui le lac Deguire –, non loin de la route 117, dans la réserve faunique de La Vérendrye, à 350 km de l’endroit où le squelette de Jocelyne Beaudoin avait été trouvé sept mois plus tôt.

L’ADN est prélevé sur les ossements, mais ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard que des améliorations à cette technique permettront d’identifier formellement les restes du lac Burt : ce sont ceux de Renée Lessard.

La cause du décès n’a pu être établie.

Réunis après 45 ans

Qui a tué Renée Lessard et Jocelyne Beaudoin ? Pourquoi ? Depuis 45 ans, les familles se posent des questions sans avoir les réponses et vivent avec les stigmates de cette tragédie.

Pour Renée, personne n’était méchant. Mes parents lui avaient déconseillé de partir, mais elle était têtue. Aujourd’hui, son urne et celles de mes parents sont enfin réunies. J’en ai des frissons lorsque je vous en parle.

Sylvain Lessard, frère de Renée Lessard

Ce dernier avait 14 ans lorsque sa sœur a disparu. Il souligne que c’est en gagnant au jeu-questionnaire télévisé Sprint à Radio-Canada que Renée a remporté un voyage en Grèce et un billet pour assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux de Montréal. Il décrit sa sœur aînée comme une jeune femme organisée, studieuse, qui avait toujours de bons résultats scolaires, qui aimait le sport et sa famille.

C’est son ADN – et celui de son frère – qui a permis d’identifier formellement les restes de sa sœur en 2018. Durant plus de 40 ans, la famille a été dans le noir complet.

Sylvain Lessard se souvient que l’épreuve a changé ses parents pour le reste de leur vie. Il se rappelle les efforts de son père, qui avait notamment demandé que l’armée fasse des battues et s’était rendu voir Mgr Édouard Jetté, qui aurait eu des dons de radiesthésie, pour tenter de retrouver sa fille.

Dès 1977, les enquêteurs appelaient M. Lessard chaque fois que le corps d’une femme était trouvé, pour lui montrer des photos et vérifier s’il pouvait s’agir de Renée. En vain.

« Il revivait les évènements et du stress chaque fois. En 1990, il a reçu un autre appel infructueux des policiers et il leur a dit : “C’est la dernière fois, je ne veux plus le savoir dans l’avenir. Le jour où vous aurez une preuve que ce sera elle, vous m’appellerez. On veut passer à autre chose et tourner la page.” C’est comme s’il mettait le couvercle sur la marmite », raconte son fils. M. Lessard est mort en 2005, toujours accablé par ce drame.

La mère de Renée s’est éteinte en septembre dernier. Durant plus de 40 ans, elle a exposé dans son « curio » ou sur sa table de chevet une photo de sa fille à laquelle elle avait accroché un chapelet. En raison de sa santé fragile, Sylvain Lessard et son frère ne lui ont rien dit lorsque les restes de Renée ont été identifiés.

« Elle ne l’a jamais su. Ma mère avait 88 ans. Si on le lui avait dit, elle serait morte sur le coup », dit son fils.

Chaque date d’anniversaire ou de fête rouvrait les cicatrices que le temps n’a jamais guéries. M. et Mme Lessard parlaient peu de Renée, « pour ne pas rallumer leur détresse », croit Sylvain.

Sa mère affichait l’espoir que sa fille revienne un jour, jusqu’à deux semaines avant sa mort.

« Elle a dit à mon frère : “Renée est en haut. Un monsieur lui a fait du mal. Il a fait pow”, en mimant le geste de tirer avec une arme de poing », poursuit Sylvain Lessard.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Francine Vachon, belle-sœur de Jocelyne Beaudoin

Morte de chagrin

« Je n’ai jamais oublié, 45 ans plus tard. Chaque fois qu’on annonce la disparition d’une jeune femme, ça me remue. Je pense à sa mère et à sa famille », affirme Francine Vachon, belle-sœur de Jocelyne Beaudoin.

Celle qui a connu Jocelyne de la fin de l’adolescence jusqu’à sa disparition se souvient d’une jeune femme sérieuse, qui aimait rire et qui n’aurait pas fait de mal à une mouche.

Jocelyne, qui venait d’avoir 20 ans et de déménager le 1er juillet 1976 chez son frère Claude, devait commencer l’université à l’automne. En raison de son absence, c’est son frère et Francine Vachon qui ont méticuleusement choisi ses cours, avec l’espoir qu’elle revienne.

Mais le 3 octobre, le ciel est tombé sur la tête des Beaudoin.

« Ma belle-mère ne s’est jamais remise de ça. Elle est morte trois ans plus tard, à 59 ans. Elle a eu un cancer, mais elle a toujours porté cette souffrance. Elle avait perdu sa joie de vivre. »

« Je me souviens que le premier Noël, on était à la maison de campagne et elle avait mis le couvert pour Jocelyne. Elle pensait qu’elle allait apparaître et faire une surprise. Elle ne voulait pas croire à sa mort », raconte Mme Vachon avec encore beaucoup d’émotion aujourd’hui.

Toute personne ayant des informations sur cette affaire peut communiquer de façon confidentielle avec la Centrale d’information criminelle au 1 800 659-4264.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Deux jeunes femmes assassinées en 1976

Tuées par un motard ?

Dans les articles de journaux de l’époque, on apprend que déjà, en 1977, la Sûreté du Québec suspecte un ou des motards.

Les deux jeunes femmes auraient croisé des motards au camping de Saint-Félicien et auraient peut-être suivi certains d’entre eux qui se seraient rendus dans un rassemblement en Gaspésie, ce qui pourrait expliquer la présence des deux amies à Rivière-du-Loup vers le 12 juillet.

Renée Lessard et Jocelyne Beaudoin seraient ensuite retournées au Lac-Saint-Jean, où elles seraient restées jusqu’au début d’août, avant de se retrouver au sud de Montréal à la fin de ce mois.

Un témoin relate en effet avoir assisté à une dispute impliquant deux jeunes femmes et des motards à Napierville à la fin d’août. Dans les mêmes jours, un autre témoin aurait vu Renée Lessard en compagnie d’un motard près d’un bar à Saint-Jacques-le-Mineur.

La Presse a vérifié auprès de la municipalité de Saint-Jacques-le-Mineur et le seul bar ouvert dans la ville en 1976 était Le Mirliton, détruit vers les années 2000. C’est à Saint-Jacques-le-Mineur que le corps de Jocelyne Beaudoin a été découvert en octobre suivant.

Il y avait des centaines de petits groupes de motards et des clubs plus importants au Québec en 1976, alors que les Hells Angels n’ont été créés que l’année suivante. Parmi les groupes les plus puissants, on trouvait les Popeyes, les Devil’s Disciples, les Satan’s Choice, et les Outlaws, présents autour de Montréal.

Ayant visiblement obtenu ces informations de la police, les journaux de l’époque parlaient vaguement d’un club de motards installé à La Prairie dont le nom n’est pas mentionné.

Des observateurs ont informé La Presse que durant les années 1970, les Satan’s Choice auraient eu un local à Saint-Valentin, en Montérégie, et un petit club appelé Les Primitifs MC était établi à Côte-Sainte-Catherine (Sainte-Catherine). Une piste de drag située à Napierville attirait aussi beaucoup de motards.

Maintenant sexagénaire

Dans les mêmes années, il y aurait eu d’autres cas de jeunes femmes assassinées dans les couronnes sud et nord de Montréal après qu’elles eurent fréquenté des motards.

Les enquêteurs des crimes non résolus de la Sûreté du Québec tentent toujours de faire la lumière sur les meurtres de Renée Lessard et de Jocelyne Beaudoin.

Si l’on présume que l’auteur – ou les auteurs – des meurtres des deux amies avait au moins 20 ans en 1976, il serait âgé d’environ 70 ans aujourd’hui.

« Il y a peut-être quelqu’un qui sait quelque chose. J’aimerais que justice soit faite parce que cette personne-là nous a enlevé une sœur qui aurait pu changer bien des choses dans nos vies. Nos parents n’ont même jamais pu vivre leur deuil », déplore Sylvain Lessard, frère de Renée Lessard.

« Tuer une jeune femme de 5 pi 2 po, innocente et au début de sa vie, à 20 ans, pourquoi ? Comment tu peux vivre avec ta conscience après ça ? C’est un terrible secret. Si quelqu’un pouvait libérer sa conscience. Ça ne ramènera pas Jocelyne ni Renée, mais il y a toujours un pan dans ma tête qui dit : qu’est-ce qu’il s’est passé ? Cela nous permettrait de fermer une porte, car actuellement, elle est toujours ouverte », dit tristement Francine Vachon, belle-sœur de Jocelyne Beaudoin.

Meurtres non résolus : l’ADN sert à déterrer bien des secrets

Les techniques liées à l’ADN, qui s’améliorent constamment au fil des ans, permettent, comme ce fut le cas pour Renée Lessard, d’identifier de plus en plus de victimes dont des ossements, le squelette ou le corps en état de putréfaction avancée ont été trouvés il y a parfois même des décennies.

Ces avancées permettent aux services de police, en particulier à la Division des disparitions et des dossiers non résolus de la Sûreté du Québec, de maintenir, de relancer et de boucler des enquêtes.

Ni la SQ, ni le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale (LSJML), ni le Bureau du coroner n’ont toutefois été en mesure de nous donner des statistiques sur le nombre de dossiers de personnes mortes et identifiées grâce à certaines techniques, dont l’ADN, actuellement traités ou en attente d’être traités.

Ce sont les experts du LSJML qui effectuent les expertises, mais c’est le Bureau du coroner qui identifie officiellement les corps grâce également aux éléments obtenus durant les enquêtes menées par la police.

Selon des chiffres fournis par la Sûreté du Québec, on dénombre actuellement 150 corps non identifiés pour le Québec, meurtres, accidents, suicides, morts naturelles et autres confondus. Cinquante de ces dossiers appartiennent à la SQ et les autres aux corps de police municipaux.

« C’est la création et l’utilisation des fichiers humanitaires, qui contiennent les profils des restes humains non identifiés, des items personnels du disparu et/ou des membres de leur famille, dans la banque de données génétiques locale [au Québec] qui a permis de faire un lien entre un profil de restes humains et les profils des frères de la disparue [Renée Lessard]. Cet outil a été établi en 2014 », a écrit à La Presse une biologiste du LSJML.

Outre le cas de Renée Lessard, la SQ a récemment identifié quatre personnes dont la disparition était survenue entre 2003 et 2016 grâce à une concordance avec l’ADN prélevé sur des membres de la famille.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Martin Desgagnés, patron de la Division des disparitions et des dossiers non résolus à la SQ

Des décisions rapides

Cela arrive d’une à cinq fois par année que la Sûreté du Québec soit appelée à la suite de la découverte d’ossements ou de squelettes humains. Les squelettes complets sont rares parce que dans la majorité des cas, des animaux ont déplacé les os, parfois sur de longues distances.

Il existe à la SQ une Équipe de coordination en matière de disparition qui répond aux appels 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Lorsqu’un os est découvert, un patrouilleur se déplace et prend des photos de l’élément trouvé qu’il envoie directement aux membres de l’équipe qui, à leur tour, les transfèrent à un pathologiste de garde. En quelques minutes, ce dernier peut dire s’il s’agit d’un ossement humain ou animal.

S’il s’agit d’un ossement humain, le même processus qui s’appliquerait à un corps découvert est déclenché. La scène est protégée, des enquêteurs sont dépêchés sur place, un technicien en scène de crime prend des photos, le secteur est fouillé pour tenter de trouver d’autres ossements ou pièces à conviction.

« C’est comme ça même si la personne est morte naturellement, par suicide, par accident ou autre. On fait toujours le pire des scénarios, car on ne peut pas le savoir. On part du pire et on restreint ensuite les possibilités », explique le sergent Martin Desgagnés, patron de la Division des disparitions et des dossiers non résolus à la SQ.

Par la suite, les restes sont recueillis avec le plus de terre possible et déposés dans un sac mortuaire, pour être envoyés à l’autopsie et passés aux rayons X pour, entre autres, vérifier la présence de particules de métal ou d’autres indices démontrant que la personne a été victime d’un homicide.

Un nom au plus vite

S’il s’agit d’un meurtre et que la mort remonte à plus de trois ans, automatiquement le dossier sera pris en charge par les enquêteurs de la Division des disparitions et des crimes non résolus de la SQ.

Les recherches et causes se font sous l’égide du coroner ; des anthropologues judiciaires et des spécialistes du LSJML effectueront différentes expertises, notamment au carbone 14, pour tenter de déterminer une date de décès la plus exacte possible. L’identification de la victime sera une priorité. L’odontologie (analyse dentaire) et l’ADN sont des techniques utilisées, mais elles sont inutiles si la disparition de la personne morte n’a jamais été signalée.

Les caractéristiques physiques de la personne (vieille blessure, sexe, taille, appareil dentaire, plombages, etc.), la mode des vêtements portés par la victime, les objets trouvés près du corps, tout sera examiné par les enquêteurs.

« On va sortir la liste de tous les disparus de cette époque dans le secteur. S’il y en a 100, ce sera 100. On va éplucher personne par personne. Plus vite on va trouver le nom de la victime, plus vite on va être capables de bien orienter notre enquête et adapter nos ressources », affirme Martin Desgagnés.

Une fois la victime identifiée, des témoins sont rencontrés et tous les moyens d’une enquête de meurtre sont mis à contribution, dans la mesure où le temps écoulé depuis le crime le permet.

Quelques chiffres

750

Seulement à la SQ, il y a actuellement 750 dossiers de meurtres non résolus. Le plus ancien remonte à 1952.

1200

Selon la Sûreté du Québec, il y aurait actuellement dans toute la province 1200 disparitions signalées dont les personnes n’ont pas été trouvées.

16

Au Bureau du coroner, on nous a dit que 16 corps de personnes jamais identifiées ont été inhumés aux frais du gouvernement du Québec depuis 2015. Une de ces personnes a été identifiée après l’inhumation.

Chronologie de l’identification de Renée Lessard

29 avril 1977

Des restes sont découverts dans la réserve faunique de La Vérendrye.

3 mai 1977

Une autopsie est pratiquée sur des portions de squelette et des lambeaux de vêtements. L’expertise odontologique (dentaire) ne permet pas d’identifier la victime. La date approximative du décès, dont la cause n’est pas déterminée, est fixée au 25 août 1976.

8 mars 1979

Des ossements sont détruits, mais des échantillons sont conservés.

2010

Une recherche d’ADN sur des ossements et des morceaux d’os a été réalisée, mais la quantité provenant des prélèvements analysés est insuffisante pour obtenir un profil génétique.

2016

Des analyses supplémentaires sont effectuées sur des morceaux d’os en lamelle et un profil valide d’ADN est obtenu.

Juin 2018

Les biologistes du département de biologie du Laboratoire des sciences judiciaires et de médecine légale comparent l’ADN des ossements avec celui de membres de la famille de Renée Lessard obtenu précédemment et une concordance est alors effectuée.

Source : rapport du coroner