Au Québec, tout citoyen a droit à un procès en anglais, y compris un narcotrafiquant condamné à 15 ans de prison pour avoir importé 94 kg de cocaïne. La Cour d’appel a rappelé ce droit fondamental en ordonnant jeudi la tenue d’un nouveau procès pour Soninder Dhingra, qui s’était fait imposer un procès en français par la juge et les procureurs de la Couronne.

C’était l’une des importantes saisies de drogue au Canada. « Chef d’orchestre » de l’opération, Soninder Dhingra avait reçu l’aide d’une douanière au poste de Lacolle pour faire entrer au pays une quantité importante de drogue provenant du cartel de Sinaloa, le plus puissant cartel mexicain. Les 15 kg de crystal meth d’une pureté inégalée confisqués constituaient une saisie inédite au Québec. Le narcotrafiquant avait été reconnu coupable en 2018.

Or, tout est maintenant à refaire, puisque le droit de Soninder Dhingra d’avoir un procès dans la langue officielle de son choix a été « largement ignoré et violé tout au long du procès ». Son procès devant la Cour du Québec devait initialement avoir lieu en anglais avec une interprétation simultanée des témoignages en français.

PHOTO DÉPOSÉE EN COUR

Soninder Dhingra est accusé d’avoir importé 94 kg de cocaïne.

Le procès s’est certes amorcé en anglais, sauf qu’« un modus operandi avec l’usage exclusif du français s’est rapidement installé », relève la Cour d’appel. Ainsi, le procès de l’anglophone s’est tenu « presque exclusivement en français », puisque le procureur du ministère public et la juge Flavia K. Longo « se sont exprimés principalement en français tout au long des débats ». Même les plaidoiries ont eu lieu en français.

« Il s’agit là d’une violation importante des droits linguistiques », tranche la Cour d’appel. D’ailleurs, il est « particulièrement surprenant » que le procureur de la Couronne « ait insisté pour faire usage du français tout au long du procès criminel qui devait se tenir en anglais », observe le plus haut tribunal de la province.

La Cour d’appel rappelle qu’un juge se doit de parler la langue officielle de l’accusé « tout au long des procédures ». C’est d’ailleurs la « pierre angulaire des garanties linguistiques », insiste le juge Robert M. Mainville. Les tribunaux qui entendent des procès criminels sont tenus d’« être institutionnellement bilingues », ajoute la Cour d’appel.

Cette décision pourrait relancer le débat sur le bilinguisme des juges, alors que la juge en chef de la Cour du Québec Lucie Rondeau a récemment déposé une requête en justice visant le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette afin d’annuler des avis de sélection de juges unilingues.

Problèmes d’enregistrement « récurrents »

Dans le dossier Dhingra, la Cour d’appel malmène aussi la juge Longo relativement à l’utilisation de la traduction simultanée. En théorie, Soninder Dhingra devait avoir droit à son procès en anglais en vertu d’une traduction simultanée, une technique autorisée, mais qui devrait être « évitée » dans les procès criminels, selon la Cour d’appel, en raison des « sérieux désavantages » de cette traduction.

Justement, des problèmes d’enregistrement « récurrents » ont mené l’interprète à devoir chuchoter les traductions à l’accusé pendant le procès. Cette façon de faire a entraîné des « problèmes d’interprétation et des difficultés pour en assurer la transcription », ajoute la Cour d’appel.

Ainsi, la juge Flavia K. Longo n’a fait « aucun effort sérieux pour assurer la disponibilité de l’équipement requis », estime la Cour d’appel. Informée de problèmes « systémiques » à ce sujet, la juge a alors énoncé, en anglais, qu’elle ne pouvait « tout garantir ». Il est pourtant clair que la juge aurait dû ordonner l’interprétation consécutive dans ce contexte, selon la Cour d’appel.

De plus, plusieurs enregistrements ont été égarés, s’étonne le plus haut tribunal de la province. Il a ainsi fallu près de deux ans au gouvernement pour trouver et transcrire l’interprétation. Les enregistrements d’au moins huit jours d’audition ont même été perdus.

« Il est particulièrement préoccupant que les violations par rapport aux transcriptions dans ce dossier semblent être systémiques. […] Cette Cour ne devrait pas et ne peut pas entériner une telle incurie en regard de l’administration de la justice dans cette province », assène la Cour d’appel.

Du « jamais vu », selon la défense

MVéronique Robert confie que durant toute sa carrière, elle n’a « jamais, jamais vu » une telle affaire. Au départ, l’avocate de Soninder Dhingra faisait pourtant appel pour de tout autres motifs. C’est seulement en recevant les transcriptions du procès, après un an et demi de démarches, qu’elle s’est rendu compte, à son grand étonnement, que son client n’avait pas eu un procès dans sa langue.

« Je ne pouvais pas travailler avec mon client ! C’était impossible. Je n’avais pas de traductions ! », s’exclame la criminaliste, en entrevue. Dans les autres provinces, ajoute-t-elle, des cours d’appel ont déjà ordonné de nouveaux procès pour « deux heures » de transcriptions manquantes. « Ici, on a huit jours [manquants]. C’est fou ! Et [on s’en rend compte] deux ans et demi plus tard », lance-t-elle.

« Satisfaite » de la décision, MRobert estime que la Cour d’appel lance un appel aux tribunaux à « respecter les droits linguistiques des accusés ». « C’est une décision importante », résume-t-elle. Notons que c’est MDebora De Thomasis qui a défendu l’accusé au procès.

« Le DPCP procède à l’analyse des motifs au soutien de cette décision et, par conséquent, nous limiterons nos commentaires à ce qui précède pour le moment », a commenté MAudrey Roy-Cloutier, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales.

Les procureurs de la Couronne au procès étaient Me Éric Poudrier et MDannie Leblanc. Celle-ci a été nommée juge de la Cour du Québec en 2019.

Chronologie des évènements

12 novembre 2013

Soninder Dhingra se rend aux États-Unis avec sa maîtresse, la militaire Jenny Lacoursière.

13 novembre 2013

Soninder Dhingra est arrêté alors qu’il vient de passer la douane de Lacolle avec 94 kg de cocaïne à la guérite de sa complice, la douanière Stefanie McClelland.

2 décembre 2014

Stefanie McClelland est arrêtée par la Gendarmerie royale du Canada pour avoir laissé passer une voiture bourrée de 182 kg de cocaïne. Soninder Dhingra a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire dans cette affaire.

27 juin 2017

L’ex-douanière Stefanie McClelland est condamnée à 11 ans de pénitencier.

6 juin 2018

Soninder Dhingra est reconnu coupable d’importation, trafic et complot pour trafic de cocaïne et de crystal meth par la juge Flavia K. Longo.

16 janvier 2019

Soninder Dhingra est condamné à 15 ans d’emprisonnement.

11 novembre 2021

La Cour d’appel du Québec ordonne la tenue d’un nouveau procès pour Soninder Dhingra