Un jugement de la Cour supérieure indigne des avocates en droit de la famille.

Bianca* n’en pouvait plus de la violence de son conjoint. Pour fuir cette relation « toxique », elle s’est réfugiée chez ses parents avec ses deux bambins l’hiver dernier. Or, une juge l’a obligée à retourner dans la même maison que son ex pour élever leurs enfants. Une décision préoccupante dans le contexte des nombreux féminicides présumés au Québec, selon des avocates.

« Dans un dossier de violence conjugale, avoir accès à la résidence familiale, c’est automatiquement de mettre en danger la sécurité de la personne », tranche MJustine Fortin, avocate en droit familial pour l’organisme Juripop.

« Il ne doit plus y avoir de jugement comme [celui-là]. Ce n’est pas théorique dans une société où il y a eu 13 féminicides [présumés] cette année seulement. On ne peut pas prendre la violence conjugale à la légère », a plaidé jeudi MValérie Assouline, avocate de Bianca, devant la Cour d’appel du Québec.

Bianca n’a toutefois jamais eu à retourner dans la résidence familiale en raison de l’intervention de la Cour d’appel, qui s’est prononcée pour la première fois sur l’imposition du nesting dans un contexte de violence conjugale. Le message du plus haut tribunal de la province : la « prudence » est de mise quand une femme dit être victime de violence.

Solution en vogue

Qu’est-ce que le nesting ? Cette solution en vogue en matière de garde partagée consiste à maintenir les enfants dans la résidence familiale de façon permanente. En pratique, les parents « déménagent » donc en alternance dans la maison pour exercer leur temps de garde. Ils n’habitent donc jamais ensemble en même temps.

C’est ce que la juge Marie-Claude Armstrong, de la Cour supérieure, a imposé comme solution en avril dernier dans le dossier de Bianca. Malgré les allégations de violence physique, psychologique et sexuelle de la mère – « catégoriquement » niées par Monsieur –, la juge a privilégié un arrangement de nesting « dans l’intérêt » des enfants, alors âgés de 10 mois et de 2 ans. Comme les parents n’avaient pas le droit de se retrouver dans la maison en même temps, la « sécurité » de chacun était assurée, selon la juge. Il était d’ailleurs interdit d’installer un système de captation pour enregistrer l’autre parent.

Décision suspendue

L’imposition du nesting a toutefois été suspendue par la Cour d’appel en mai dernier. Les tribunaux ne peuvent « ignorer » les allégations de violence conjugale, même si celles-ci n’ont pas été prouvées, soutient la juge Marie-Josée Hogue. Obliger Madame à demeurer dans une maison où Monsieur pourrait « pénétrer aisément » pourrait constituer un « danger sérieux pour son intégrité physique, psychologique et sexuelle ». Cela pourrait même lui causer un « préjudice irréparable ».

La Cour d’appel prend la situation des féminicides au sérieux. C’est ce que cette décision me dit.

Me Justine Fortin, avocate en droit familial pour la clinique juridique Juripop

Cependant, comme Monsieur s’est finalement engagé à ne plus réclamer un arrangement de nesting, le plus haut tribunal de la province a refusé jeudi dernier d’entendre l’appel sur le fond de Bianca. « La question du nesting était devenue purement théorique et, par conséquent, sans objet », analyse MAmélie Dupras, avocate de Monsieur. Celle-ci insiste par ailleurs sur le fait que les allégations de violence n’ont pas « encore été tranchées par un tribunal ».

Un jugement « important »

Aux yeux de MAssouline, la juge Hogue a rendu un jugement « important » sur un débat loin d’être « théorique », alors qu’il y a déjà eu 13 féminicides présumés cette année au Québec.

« J’espère que cette décision va faire en sorte qu’il n’y aura plus de nesting dans un contexte de violence conjugale », souhaite l’avocate du cabinet SOS Avocats, en entrevue.

Selon MJustine Fortin, les tribunaux font souvent « fi de la violence conjugale » dans leurs décisions en matière familiale, lorsqu’ils privilégient le « meilleur intérêt de l’enfant ». Or, le fait d’avoir une mère « en sécurité » est tout autant prioritaire pour l’enfant.

C’est ce que la Cour d’appel vient « rectifier » en évoquant la « prudence » en cette matière, fait-elle observer.

C’est absolument ce que tous les juges doivent avoir en tête dans les dossiers de violence conjugale : la précaution et la prudence.

Me Justine Fortin

L’avocate spécialisée représente chez Juripop de nombreuses femmes à risque « modéré ou élevé » d’homicide dans le cadre d’un programme financé par le ministère de la Justice pour développer de meilleures pratiques judiciaires. En cour, elle constate encore la présence d’« amalgames douteux » sur le comportement des femmes victimes de violence.

« On a vu un juge s’adresser à une femme en disant : “Pourquoi vous n’avez pas appelé la police ?” C’est de la victimisation secondaire. Ça l’a complètement déstabilisée. Et ça n’a pas lieu d’être », estime MFortin.

L’avocate déplore aussi la tendance à réfuter les allégations de violence conjugale, lorsque la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) est impliquée ou lorsqu’il y a une plainte croisée à la police. « La violence conjugale n’est pas suffisamment prise au sérieux », conclut-elle.

Le système instrumentalisé ?

La violence post-séparation est trop souvent « occultée » par les tribunaux, ajoute MAssouline. Pour perpétuer leur « contrôle » sur leur ex-conjointe, des hommes instrumentalisent le système judiciaire et la DPJ, explique-t-elle.

D’ailleurs, dans le dossier de Bianca, son ex-conjoint réclame toujours qu’elle demeure à la résidence familiale pour exercer son temps de garde. Leur litige se poursuit donc devant la Cour supérieure.

Selon Monsieur, le débat se transforme « bien malgré lui » en « guérilla judiciaire », soutient son avocate, qui a réagi par courriel. « [Cela] s’éloigne dangereusement de l’unique sujet qui lui importe, à savoir le bien-être de ses deux enfants », conclut MDupras, qui fait équipe avec MJulie Lavoie.

* Nom fictif pour protéger l’identité des parents et des enfants