La mafia montréalaise s’intéresse aux produits sanitaires dans le cadre de la pandémie. Le chef présumé du clan sicilien a participé au démarrage d’une marque de gel désinfectant à mains l'été dernier, a appris La Presse. Un geste « typique » de la réaction des organisations mafieuses autour du globe, qui peuvent avoir un impact majeur sur le marché, selon une experte.

Stefano Sollecito est considéré actuellement par plusieurs sources policières comme le chef du clan sicilien de la mafia montréalaise. Il est le fils de Rocco Sollecito, un lieutenant de la mafia assassiné en 2016. Il a purgé quatre ans de prison au début des années 2000 après s’être fait pincer avec une grande quantité d’ecstasy. Il a aussi déjà été arrêté en possession d’une arme prohibée.

En novembre 2015, il a été arrêté par la police dans le cadre de l’enquête Magot-Mastiff. Les autorités l’ont alors décrit comme l’un des deux nouveau chefs du crime organisé d’origine italienne à Montréal. Il a toutefois été acquitté des accusations de gangstérisme et de complot pour trafic de stupéfiants, parce qu’un juge a déclaré inadmissible en cour une conversation interceptée dans la salle de conférence de son avocat.

Actionnaire et secrétaire

Au début de l’été, alors que la demande pour des produits sanitaires était forte, il a participé avec deux partenaires au démarrage d’une nouvelle marque de gel désinfectant pour les mains appelée Canadian Pure.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Stefano Sollecito, en 2018

Le projet avait vu le jour dès avril, et le nom avait déjà été enregistré à cette époque au Registre des entreprises. Mais c’est le 4 juin que l’entreprise a décollé et que Stefano Sollecito en est devenu l’un des trois actionnaires fondateurs, ainsi que son secrétaire, selon les documents officiels.

Un deuxième actionnaire était Giuseppe Sollecito, frère de Stefano, qui a écopé de six mois de prison et d’une forte amende en 2012 après avoir avoué qu’il gérait une maison de jeu illégale en collaboration avec un des fils du parrain de l’époque, Vito Rizzuto. Après avoir purgé sa peine, Giuseppe Sollecito n’a toutefois pas eu d’autres ennuis avec les autorités.

Le troisième actionnaire fondateur de Canadian Pure était Stephen Fedele, proche de la famille Sollecito qui n’a aucun antécédent judiciaire. C’est lui qui agit comme président de l’entreprise.

Pendant l’enquête Magot-Mastiff, les policiers ont intercepté une conversation entre lui et Stefano Sollecito dans laquelle les deux hommes discutaient de la possibilité de battre un certain « Jack », qui aurait eu une dette d’argent. Toujours durant l’enquête, Fedele a été vu au Romcafé de Laval, quartier général du clan sicilien, en compagnie de plusieurs acteurs importants du crime organisé, dont le défunt parrain Vito Rizzuto.

Le mafieux se retire

Le gel Canadian Pure a commencé à apparaître sur les tablettes de plusieurs commerces ces derniers mois.

Les vérifications de La Presse indiquent que ses fondateurs n’ont pas lésiné sur la qualité. Le gel est produit par un laboratoire réputé à Laval qui fabrique les produits de plusieurs autres marques québécoises de désinfectant. Il a reçu son accréditation de Santé Canada. Il contient un alcool éthylique de qualité alimentaire, un produit plus haut de gamme que l’éthanol technique utilisé par d’autres fabricants.

Rapidement, Stefano Sollecito s’est retiré de l’entreprise. Les documents officiels soulignent qu’il a revendu ses actions pour 100 $, le même montant qu’il avait investi au départ. Son nom n’est plus lié à l’entreprise depuis le 30 juin. Ses deux partenaires avaient constaté que sa présence pouvait nuire à la réputation de la marque.

« Quand j’ai vu ça, je n’étais pas intéressé, alors son frère l’a mis dehors », souligne Stephen Fedele.

Mon frère n’est pas impliqué, il n’a pas vendu une bouteille, il n’a même pas approché du laboratoire. Je lui ai dit : c’est une mauvaise idée, tu n’es pas crédible. Je ne veux pas être impliqué avec toi, je ne te veux pas dans la compagnie, je veux travailler, je veux payer mes taxes et aller me coucher, c’est tout.

Giuseppe Sollecito, frère de Stefano Sollecito et cofondateur du gel Canadian Pure

Giuseppe Sollecito est fier de son gel. « Nous avons les rapports de deux laboratoires qui montrent que le produit est de top qualité. Mais nous avons de la difficulté à avoir des contrats parce que le gouvernement autorise à importer de la camelote de Chine, alors que le Québec produit ses propres désinfectants. Et on ne peut pas rivaliser avec les prix de la Chine. Nous avons fait des dons aux hôpitaux. Gratuit. On a fait ça pour aider », dit-il.

Cas typique

Même s’il s’est retiré, la tentative initiale de Stefano Sollecito d’investir le marché des gels désinfectants pour les mains rappelle la réaction de plusieurs organisations mafieuses à travers le monde pendant la pandémie, affirme Anna Sergi, docteure en criminologie spécialiste de la mafia qui a déjà séjourné à Montréal pour étudier la faune criminelle locale.

« C’est typique. Nous avons vu ce phénomène émerger dans plusieurs pays en lien avec la pandémie. Tous les groupes du crime organisé sont à la recherche de profits. Mais les groupes de type mafieux, en plus du profit, sont intéressés à investir dans des secteurs qui donnent un certain pouvoir », dit-elle.

Les groupes de type mafieux veulent être vus en train de faire quelque chose de bon, de contribuer au bien-être de la population. Ils ne veulent pas seulement être craints, ils veulent être aimés. Ainsi, ils indiquent qu’ils vont pouvoir s’occuper des gens si l’État ne répond pas à leurs besoins. En Italie, la mafia a distribué des coupons de nourriture.

Anna Sergi, docteure en criminologie spécialiste de la mafia

« C’est aussi une façon de diversifier son portfolio, de montrer un côté propre qui va affirmer la personne comme digne de confiance, en tant qu’entrepreneur autant que dans le crime », poursuit la spécialiste.

L’impact de l’arrivée de la mafia au sein d’une industrie légale est souvent important, et il a été documenté abondamment par des chercheurs, souligne la criminologue.

« Il y a deux effets. Soit la violence se manifeste, et l’entrepreneur mafieux et ses amis vont activement intimider les compétiteurs, ce qui est moins fréquent. Ou encore, la réputation seule va faire son effet, et certains vont sortir du marché pour lui laisser la place. Ça, c’est très courant », dit-elle.

« Il y a un concept que nous appelons ‟intimidation environnementale” en Italie. La simple présence d’un membre de la mafia dans un contexte d’affaires va avoir un effet. Certains vont vouloir faire davantage affaire avec lui, certains vont vouloir s’en éloigner. Mais tous vont s’adapter », explique-t-elle.

– Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse