(Ottawa) La liberté d’expression constitue une des pierres angulaires d’une démocratie saine et pluraliste, mais elle n’autorise pas à ternir les réputations, a rappelé jeudi la Cour suprême du Canada en établissant des critères permettant de déterminer si une poursuite en diffamation est fondée ou si elle vise seulement à museler l’expression citoyenne dans des affaires d’intérêt public.

Le plus haut tribunal du pays a statué jeudi sur deux causes ontariennes qui impliquaient des propos ou des positions sur des questions d’intérêt public — et qui peuvent clarifier les contours de la liberté d’expression et de la « poursuite-bâillon ».

Une « poursuite stratégique contre la mobilisation publique », communément appelée « poursuite-bâillon », est parfois engagée contre des personnes ou des organisations qui prennent position sur une question d’intérêt public, dans le but de limiter leur liberté d’expression. Ces poursuites impliquent souvent des procédures juridiques coûteuses pour des citoyens ou des organismes qui n’ont pas toujours les moyens de se défendre contre de grandes entreprises.

En réponse à une vague de ces poursuites-bâillons, le Québec, l’Ontario et la Colombie-Britannique ont adopté des lois pour les enrayer. Les deux causes soumises à la Cour suprême touchaient à l’application de la loi ontarienne, entrée en vigueur il y a cinq ans.

Diffamation contre bâillon

Dans le premier cas, la Cour suprême a appliqué son nouveau cadre d’interprétation de la loi en décidant, à l’unanimité, qu’un promoteur ne pouvait pas intenter une poursuite pour rupture de contrat contre un organisme sans but lucratif qui s’était opposé, pour des motifs environnementaux, à un lotissement projeté à Sault Ste. Marie.

« La liberté d’expression est à la fois un droit et une valeur fondamentaux », a écrit la juge Suzanne Côté au nom de ses huit collègues juges. « La capacité de s’exprimer et de participer à des échanges d’idées favorise une démocratie pluraliste et saine en contribuant à un débat public fécond et à une participation correspondante aux affaires publiques. »

Dans le deuxième cas, la Cour suprême, dans une décision partagée (5-4), a donné son feu vert à la poursuite en diffamation que souhaitait intenter un médecin contre une avocate. Le docteur Howard Platnick avait été embauché par des assureurs pour évaluer les blessures d’accidentés de la route. À la suite d’un règlement, Maia Bent, l’avocate d’un client, avait critiqué le travail du docteur Platnick.

L’avocate avait fait ces commentaires dans un courriel transmis par le biais de la liste d’envoi de l’Ontario Trial Lawyers Association, dont les membres représentent les personnes blessées dans des accidents de la circulation. Mais le courriel de Me Bent a été éventuellement divulgué aux médias, ce qui a incité le docteur Platnick à réclamer des excuses et une rétractation, puis à poursuivre l’avocate et son cabinet pour diffamation. Il réclamait plus de 16 millions en dommages-intérêts et en perte de revenu.

Me Bent et son cabinet ont obtenu en première instance le rejet de la poursuite, au motif que les commentaires étaient liés à une question d’intérêt public, mais la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé cette décision. La Cour suprême conclut maintenant que « le docteur Platnick mérite de se faire entendre par un tribunal pour défendre et potentiellement préserver sa réputation — « une valeur fondamentale en soi dans une démocratie » », écrit encore la juge Côté, au nom de quatre de ses collègues.