De nombreux procès de militaires pour agression sexuelle ou trafic de drogue pourraient tomber à l’eau cet automne en raison d’une décision-choc de la Cour martiale qui risque de paralyser la justice militaire. Le juge en chef adjoint reproche à l’état-major des Forces armées de mettre en péril l’indépendance et l’impartialité de son tribunal.

« C’est une décision majeure dans n’importe quel système de droit lorsqu’un juge questionne la perception d’indépendance de son tribunal. Est-ce inusité ? Oui. Est-ce exceptionnel ? Oui », résume le professeur de droit à l’Université d’Ottawa et colonel à la retraite Michel W. Drapeau, qui n’est toutefois pas étonné d’une telle décision.

Le juge militaire en chef adjoint, le lieutenant-colonel Louis-Vincent d’Auteuil, a jeté ce pavé dans la mare, le mois dernier, en tranchant que sa propre cour ne pouvait garantir un procès devant un tribunal « indépendant et impartial » à deux membres des Forces armées canadiennes. Il a ainsi utilisé l’ultime remède : l’arrêt du processus judiciaire, puisque leurs droits fondamentaux ont été bafoués en vertu de la Charte des droits et libertés.

« Aucun compromis ne peut être fait quant à l’indépendance judiciaire des juges militaires », conclut-il dans le dossier de la capitaine Crépeau.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jonathan Vance, chef d’état-major de la Défense

C’est un ordre signé l’an dernier par le chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance, qui est au cœur de ce rarissime bras de fer entre la magistrature et l’état-major des Forces. L’ordre désigne un commandant pour traiter toute affaire disciplinaire à l’égard des juges militaires, alors que ceux-ci sont pourtant assujettis au Comité d’enquête sur les juges militaires en vertu de la Loi sur la défense nationale.

Aux yeux du juge d’Auteuil, cela ébranle la confiance du public et des accusés dans l’impartialité du système judiciaire militaire « en raison d’une possible ingérence de la hiérarchie militaire à l’égard de la magistrature militaire ».

Contrairement aux magistrats des tribunaux de la société civile, les juges militaires peuvent ainsi être sanctionnés par leur supérieur hiérarchique, à l’instar des autres militaires. C’est un peu comme si le gouvernement nommait un sous-ministre pour discipliner un juge sans passer par le Conseil de la magistrature, illustre Me Éric Léveillé, avocat de la défense des Forces armées canadiennes qui a plaidé cette requête inédite.

Deux autres juges militaires avaient sonné l’alarme au début de l’année. Néanmoins, rien n’a été fait depuis par l’état-major des Forces, déplore le juge en chef adjoint. « Le chef d’état-major de la défense n’a aucune intention […] d’essayer même de corriger la situation », dénonce le juge d’Auteuil.

« L’exécutif n’a même pas envisagé de prendre des mesures afin d’assurer la primauté du droit et le respect du droit de l’accusé à un procès équitable par un tribunal indépendant et impartial, malgré les décisions des cours martiales sur cette question », affirme le juge d’Auteuil.

Le magistrat militaire a toutefois écarté les principaux arguments de la défense en refusant de déclarer inconstitutionnels plusieurs articles de la Loi sur la défense nationale. Me Léveillé plaidait que les juges demeurent sur un « siège éjectable » en raison de leur double chapeau d’officiers et de juges militaires, puisqu’ils restent soumis à la hiérarchie militaire, en vertu de la Loi.

Des juges « fâchés »

« Les juges militaires sont fâchés. Ils sont tannés de l’ordre du chef d’état-major, à cause de la poursuite du juge Dutil. Les juges ont conclu que le statu quo ne peut plus continuer », analyse MRory Fowler, avocat spécialisé en droit militaire et lieutenant-colonel à la retraite.

Le récent fiasco du procès du juge militaire en chef Mario Dutil semble en effet laisser des traces. Le colonel avait été accusé d’avoir eu une relation inconvenante avec une subalterne, malgré l’avis du Comité d’enquête sur les juges militaires. L’affaire avait finalement avorté lorsque le juge d’Auteuil – son ancien bras droit – s’était récusé. Les accusations ont été retirées en mars dernier.

Les jugements du juge d’Auteuil pourraient maintenant provoquer l’avortement de nombreux dossiers. Selon Me Léveillé, une requête en arrêt des procédures devrait être déposée dans 99 % des dossiers. « Ça va me prendre un mandat écrit pour ne pas présenter cette requête », explique-t-il.

J’imagine que les avocats de la défense vont tous déposer des requêtes et que les juges militaires vont décider la même chose [que le juge d’Auteuil].

MRory Fowler, avocat spécialisé en droit militaire

Toutes les prochaines audiences prévues devant la Cour martiale en septembre portent d’ailleurs sur des avis de requête. Il est notamment question de quatre procès pour agression sexuelle et d’un cas de trafic de drogue, tous au Québec.

MRory Fowler, qui exerce en Ontario, s’attend à ce que les juges militaires « arrêtent » probablement la plupart, sinon la totalité des causes devant eux, jusqu’à ce que le chef d’état-major annule son ordre.

Le professeur Drapeau estime même possible que la Cour martiale décide de suspendre ses activités aussi longtemps que la question ne sera pas tranchée en appel. « Ils n’ont pratiquement pas le choix. Si, à chaque nouvelle cause, on plaide la même chose, on va ordonner une suspension aussi longtemps que cette question n’est pas statuée », analyse-t-il.

Le dossier est maintenant entre les mains de la Cour d’appel de la Cour martiale du Canada, puisque le ministre de la Défense et la défense ont interjeté appel.

La conclusion de cette saga pourrait toutefois passer par la Chambre des communes. « La vraie solution passe par une réforme législative qui assurerait l’indépendance des juges vis-à-vis la chaîne de commandement », conclut Me Léveillé.

Le professeur Drapeau plaide pour sa part pour l’abolition des cours martiales dans leur forme actuelle. « En Angleterre, les juges militaires sont des juges civils entièrement indépendants. En France, il n’y a pas de Cour martiale, même chose au Danemark, en Allemagne », illustre-t-il.