Récupérer les enquêtes internes de tous les corps policiers du Québec, embaucher des enquêteurs autochtones, maintenir la durée des enquêtes à un niveau acceptable, réfléchir sur les interventions dans les cas de détresse psychologique : le nouveau patron de la « police des polices » a de grandes ambitions.

Le BEI en quelques mots

Le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) se penche sur tous les évènements impliquant des policiers au cours desquels une personne est morte ou a été blessée. Il enquête également sur les allégations contre des policiers dont les victimes sont des autochtones et sur les allégations de nature sexuelle qui concernent un agent de la paix dans l’exercice de ses fonctions. Il compte au total 42 enquêteurs et superviseurs, dont 22 sont d’anciens policiers. Les 20 autres enquêteurs sont des civils. Il y a 4 criminologues, 7 qui ont une formation en droit, 10 ex-enquêteurs de ministères ou d’autres organismes, une coroner, une travailleuse sociale, une directrice d’école et un journaliste. Sur 42 enquêteurs, 15 sont des femmes. Le budget annuel du BEI est de 8 millions.

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Pierre Goulet, nouveau patron du BEI, dans son bureau de Longueuil

MPierre Goulet, ancien procureur du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), comme sa prédécesseure MMadeleine Giauque, a succédé à celle-ci en janvier dernier.

Six policiers accusés sur plus de 300 dossiers

Depuis la mise sur pied du BEI, en juin 2016, ses enquêteurs ont effectué 172 enquêtes indépendantes ; 117 ont été achevées et fermées, une trentaine font toujours l’objet d’une enquête et 20 sont sur le bureau d’un procureur. Jusqu’à maintenant, le DPCP n’a accusé aucun policier qui a fait l’objet d’une enquête indépendante. Le BEI a aussi traité 133 dossiers d’allégations, qui ont mené à des accusations contre six policiers. Des accusations contre six policiers en 305 enquêtes indépendantes et dossiers d’allégations, ce sont des statistiques qui peuvent faire réagir, mais MGoulet se défend. « Je prendrais une part du blâme si je recevais des lettres du DPCP nous disant que nos enquêtes sont bâclées, mais ce n’est pas le cas. Le fait que nous ayons six accusations en ce jour en matière d’allégations, ça démontre qu’on n’a pas de parti pris. La mixité d’anciens policiers et de civils fait que notre équipe est indépendante et qu’on peut avoir confiance en elle », dit-il.

Main tendue

Sur les 133 dossiers d’allégations traités, 87 victimes présumées sont des autochtones. « Elles sont surreprésentées, car toutes les allégations impliquant des agents de la paix au Québec dont les victimes sont des autochtones nous sont automatiquement acheminées », explique MGoulet. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles au BEI, une équipe de huit enquêteurs est exclusivement consacrée aux allégations. Le BEI a dans ses rangs une agente de liaison autochtone qui facilite le travail des enquêteurs et leurs relations avec les victimes et les communautés.

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Sur les 133 dossiers d’allégations contre des policiers traités par le BEI, 87 victimes présumées sont des autochtones.

Le BEI veut également bientôt lancer une campagne de visibilité pour recruter des enquêteurs parmi les populations autochtones. « Le BEI a une bonne notoriété auprès de la population autochtone, peut-être même plus qu’auprès de la population blanche », affirme son nouveau patron.

Sept mois d’enquête en moyenne

Les syndicats de policiers ont critiqué le BEI pour la longueur de ses enquêtes. MGoulet réplique que, depuis avril 2019, la durée moyenne des enquêtes — entre la date du déclenchement et le dépôt du dossier sur le bureau d’un procureur — est de 6,6 mois. Il est de 7,7 en moyenne pour les 34 rapports déposés depuis janvier dernier. « Dans sa déclaration de services aux citoyens de 2019-2020, MGiauque s’est engagée à livrer 70 % des rapports dans un délai de neuf mois. On est en dessous de ça », se félicite MGoulet. Selon lui, la durée des enquêtes s’est améliorée, parce que ses enquêteurs ont plus d’expérience et que les rapports ne sont plus systématiquement révisés par la haute direction. Ce sont des techniciens en scène de crime ou des reconstitutionnistes d’autres corps de police qui assistent des enquêteurs du BEI, ce qui peut causer des délais. Le BEI compte depuis peu sur les services d’un ex-policier technicien en scène de crime. D’autres enquêteurs seront formés pour devenir des policiers judiciaires, ce qui devrait encore réduire la durée des enquêtes, croit MGoulet.

« Cela va de soi »

Le sujet est dans l’air depuis les allégations qui ont éclaboussé les affaires internes du SPVM ; MGoulet ne cache pas qu’il aimerait récupérer au BEI toutes les enquêtes internes — normes professionnelles — et toutes les enquêtes spéciales sur des policiers de tous les corps du Québec. Ayant déjà l’appui de MMichel Bouchard, qui en a fait une recommandation dans un rapport, le directeur du BEI témoignera à ce sujet devant le comité de réflexion sur la réalité policière — livre vert —, au début de septembre. « On fait déjà beaucoup de dossiers d’allégations impliquant des policiers. On a déjà des mandats spéciaux, comme [l’enquête] Serment (lire plus bas). Je crois que cela va de soi que ce soit nous. On a l’indépendance, la distance et l’autonomie », dit-il. Selon lui, les corps de police au Québec mèneraient, bon an, mal an, 600 enquêtes internes. Il croit que le BEI devra y consacrer une vingtaine d’enquêteurs, ce qui signifierait de nouvelles embauches. Il n’exclut pas une solution temporaire, par exemple une équipe formée de policiers de la Sûreté du Québec (SQ), du Service de police de la Ville de Montréal et d’enquêteurs du BEI.

Prêt à aider

Pour la première fois depuis sa mise en œuvre, il y a quatre ans, le BEI s’est déplacé dans une autre province, le Nouveau-Brunswick, le 4 juin dernier, pour enquêter sur la mort d’une autochtone, Chantel Moore, tuée lors d’une intervention de la police d’Edmunston. Une semaine plus tard, ses enquêteurs y sont retournés, pour la mort d’un autre autochtone, Rodney Levi, abattu par un policier de la Gendarmerie royale du Canada. Ces deux affaires ont été très médiatisées au pays. MGoulet est disposé à ce que le BEI réponde, lorsqu’il le peut, à de telles demandes dans d’autres provinces, quoique la majorité a déjà sa « police des polices ». La détresse humaine et la santé mentale sont présentes dans la grande majorité des 172 enquêtes indépendantes menées jusqu’à maintenant par le BEI, et MGoulet commence à réfléchir sur la façon dont les policiers pourraient être mieux préparés à faire face à ce genre de situation.

Long et onéreux Serment

Le BEI, qui peut remplir des mandats spéciaux à la demande de Québec, mène depuis octobre 2018 une enquête baptisée Serment, qui porte sur les fuites médiatiques survenues à l’Unité permanente anticorruption (UPAC) depuis 2012, et sur la façon dont l’UPAC a effectué une enquête interne sur les fuites de l’enquête Mâchurer sur le financement du Parti libéral du Québec. Celle-ci avait débouché sur l’arrestation — sans mise en accusation — du député Guy Ouellette, en octobre 2017. C’est dans le cadre de l’enquête Serment que le directeur de la SQ, Martin Prud’homme, a été suspendu en mars 2019.

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Martin Prud’homme alors qu’il était directeur de la SQ, en 2018

Or, la pandémie de COVID-19 ainsi que des requêtes et de la divulgation présentées ou faites devant les tribunaux ont ralenti l’enquête Serment, si bien que MGoulet anticipe qu’elle ne sera assurément pas terminée en octobre, deux ans après son déclenchement. Six enquêteurs du BEI et huit du ministère de la Sécurité publique sont affectés à l’enquête Serment. Selon des chiffres demandés et obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels , l’enquête Serment aurait coûté au moins 2 millions jusqu’à maintenant, et ce chiffre serait conservateur. Cette année, les six enquêteurs du BEI ont effectué plus de 1000 heures supplémentaires, totalisant plus de 83 000 $. Les sommes ne comprennent pas les coûts des moyens d’enquête utilisés et les honoraires d’un cabinet d’audit financier qui assiste le BEI.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

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