Vingt ans après avoir abattu un braqueur de banque qui avait pris en otage un chroniqueur de TVA, le policier Stéphane Wall a pris sa retraite du SPVM au début du mois. Traumatisé par les évènements vécus le 31 mai 2000, il a consacré le reste de sa carrière à « coacher » ses collègues sur l’usage judicieux de la force, en espérant qu’ils n’aient jamais à se retrouver dans la même situation que lui.

« Ça me fait mal. Ça m’a pris des années avant de pouvoir en parler. On n’entre pas dans la police pour enlever des vies, mais pour sauver des vies », dit-il. Encore aujourd’hui, en retournant avec La Presse sur les lieux du drame à l’occasion du 20e anniversaire de la prise d’otage, sa voix s’étrangle et les larmes lui montent aux yeux.

L’histoire se déroule le jour des funérailles de Maurice Richard. L’appel entre peu après 11 h. Carl Ouellet, un braqueur en série cocaïnomane de 34 ans, vient de dévaliser une succursale de la Banque TD dans le quartier Petite-Patrie avec une arme de poing. La caissière lui a remis 1500 $. Déchaîné, Ouellet pointe plusieurs personnes avec son arme, y compris la première policière croisée dans sa fuite.

Le fuyard défonce la porte d’au moins deux logements du quartier, sans rencontrer personne. Puis il entre en trombe dans la cour d’un résidant de la rue Drolet choisi au hasard. Il saisit l’occupant des lieux, lui colle son canon sur la tête et l’utilise comme bouclier humain.

Décision difficile

Plusieurs policiers cernent le secteur, mais c’est Stéphane Wall qui se retrouve devant la cour. Il reconnaît tout de suite l’otage terrifié. C’est Jules Roiseux, le chroniqueur spécialisé en vins et fromages de la populaire émission Salut Bonjour, qui a eu la malchance d’être sur son terrain au mauvais moment.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Stéphane Wall a bien appris en formation que si un preneur d’otage est atteint n’importe où sauf à la tête, il risque de crisper sa main et de tirer sur sa victime.

Le policier aborde le braqueur. « Tu n’as pas besoin de faire ça. Tu as sûrement des problèmes présentement. Peut-être des problèmes de drogue, d’argent, de jeu ? Mais c’est sûr qu’il y a des solutions. Le monsieur ne t’a rien fait, laisse-le aller. Mets ton gun à terre et tout va bien aller. » Il propose à l’homme de l’emmener personnellement s’inscrire dans un centre de thérapie avant d’aller au poste de police, s’il libère l’otage. Sans succès.

Stéphane Wall sait qu’il aura peut-être à faire feu. On lui a bien appris en formation que si un preneur d’otage est atteint n’importe où sauf à la tête, il risque de crisper sa main et de tirer sur sa victime. Mais viser la tête d’un homme agité qui tient un bouclier humain est extrêmement difficile. « Si je décidais de tirer, je pouvais atteindre l’otage. Je n’avais pas l’opportunité à ce moment-là », raconte-t-il.

Surtout, Stéphane Wall n’a pas envie de tuer un homme.

« Ce que j’ai dans ma tête, c’est un débat philosophique, un débat de valeurs, le bien et le mal », se souvient-il.

Le choc

Soudain, le braqueur se déplace sur le trottoir avec son otage et avance vers les policiers qui bloquent la circulation à l’intersection. Très agité, il crie qu’il va tuer le chroniqueur et s’enlever la vie si on ne le laisse pas partir avec sa victime.

Stéphane Wall se retrouve derrière lui. Il voit la tête de l’otage et la tête du braqueur côte à côte. Il a une ligne directe pour faire feu. S’il vise bien.

« Je me suis dit : “Stéphane, si tu ne le fais pas, tu vas consulter un psy toute ta vie, et il va avoir tué un otage. Tu n’as pas le choix, tu es justifié, il faut que tu le fasses.” »

Il se rappelle son entraînement. On lui a enseigné à appuyer sur la détente sans anticiper le coup. Il a une pensée pour un collègue récemment décédé, qui était un des meilleurs tireurs du service. « Je lui ai dit : “J’espère que tu vas être avec moi, parce que j’en ai besoin de juste une, et il faut qu’elle aille à la bonne place.” »

Il tire, le bandit s’effondre et le chroniqueur de télé se libère, sous le choc. Stéphane Wall, lui, sent le monde vaciller lorsqu’il voit Ouellet inanimé sur le sol.

Le sentiment d’avoir enlevé une vie, ce que j’ai ressenti, c’est une chaleur intense. J’avais très très chaud et aucune respiration. Je n’étais plus capable de gonfler ma cage thoracique. Je manquais d’air, comme si j’étais à terre avec une palette de briques qui m’empêchait de respirer.

Stéphane Wall

« Je lui avais donné des options, pourquoi il ne les a pas prises ? Encore aujourd’hui, je ne comprends pas », dit-il.

Personne ne l’a blâmé pour son geste, au contraire. Le procureur de la Couronne chargé du dossier a écrit dans son rapport que Stéphane Wall avait probablement sauvé « une ou plusieurs vies humaines ». Même le père et la conjointe du braqueur abattu ont dit qu’ils comprenaient son geste et n’en voulaient pas au policier.

Mais Stéphane Wall se sentait mal quand même. Insomnie, cauchemars, flashbacks, anxiété. Il a mis des années à s’en remettre. Un an plus tard, appelé à secourir des civils attaqués au couteau par un colosse, il a été incapable d’utiliser son arme.

« Je me suis remis en question. Si je n’étais pas capable de défendre le citoyen, j’avais un peu le sentiment que je ne serais plus capable de faire la job », raconte-t-il.

Un nouveau programme

Il a donc décidé de prendre cette peur, ce doute qui le tenaillait, et d’essayer d’en faire bénéficier d’autres collègues en consacrant le reste de sa carrière à la réflexion sur l’usage judicieux de la force. Quand est-elle nécessaire ? Quand peut-elle être évitée ? Comment la doser ?

Lorsque Marc Parent, qui allait devenir plus tard le directeur du SPVM, a créé un réseau de coachs pour réfléchir à cet enjeu, Stéphane Wall s’y est joint avec enthousiasme. L’initiative découlait des enquêtes sur « l’affaire Barnabé ». Quatre policiers avaient été trouvés coupables d’avoir causé des lésions corporelles au chauffeur de taxi Richard Barnabé, qui était mort après des années dans le coma. Cet épisode de brutalité avait fait scandale. La direction voulait faire réfléchir les policiers, échanger, confronter les points de vue et les expériences dans l’espoir d’éviter d’autres cas du genre.

Des coachs ont été formés dans la plupart des unités du SPVM. Ils organisaient des simulations sur les lieux de travail et animaient des discussions de groupe sur l’usage de la force : quel niveau employer dans quelles circonstances, quelle solution de rechange considérer ? L’idée était aussi de pratiquer certaines techniques qui permettent de réduire l’usage de la force lorsqu’exécutées avec précision.

Par exemple, les policiers pouvaient pratiquer l’intervention en équipe pour contrôler une personne en crise, une technique importée du milieu psychiatrique, avec un agent qui tient chaque membre du sujet ainsi que la tête pour éviter les coups et blessures.

L’initiative a reçu un prix de la Ville de Montréal en santé et sécurité. Le coroner Luc Malouin, qui a dirigé l’enquête publique sur la mort d’Alain Magloire pendant une intervention policière, s’y est aussi beaucoup intéressé. Il a recommandé de poursuivre les simulations et même d’augmenter leur niveau d’intensité, pour que les agents soient préparés le mieux possible aux situations stressantes.

« Ce n’était pas : “On est des gros bras et on va utiliser la force n’importe quand.” C’était l’idée d’avoir un créneau, une gradation, une panoplie de moyens et d’utiliser le bon outil au bon moment. Nous n’étions pas juste dans le côté technique, soit comment faire les choses, mais surtout dans le pourquoi, dans la réflexion », explique Stéphane Wall.

« Erreurs de base » dans le cas de George Floyd

En tant que coach, les erreurs lui ont d’ailleurs sauté aux yeux lorsqu’il a vu la vidéo de l’arrestation de George Floyd, cet homme mort au Minnesota après qu’un policier eut appuyé son genou sur son cou pendant près de neuf minutes, alors qu’il reposait à terre, menotté.

Ce sont des erreurs de base.

Stéphane Wall

« Dès que le suspect est menotté, il faut le mettre en position latérale, sur le côté, pour dégager ses voies respiratoires et éviter qu’il y ait de la compression thoracique », explique-t-il. Sinon, la personne peut manquer d’air.

Il s’interroge sur le niveau de formation des agents impliqués. « Il serait très étonnant qu’on leur enseigne qu’un genou dans le cou pendant huit minutes est une bonne pratique », dit-il.

Maintenant retraité, Stéphane Wall s’intéresse aux consultations lancées par la ministre de la Sécurité publique dans la foulée de la publication du « Livre vert » sur la police. Il croit que l’expérience de son équipe de coachs du SPVM pourrait alimenter le débat pour la suite des choses.

« Je veux prendre cette expérience et continuer de l’offrir aux policiers. Le partage d’expérience et la répétition souvent souvent, c’est ça qui sauve des vies de citoyens et des vies de policiers », dit-il.