Saisie de 4 millions de dollars par les policiers américains suivie d’une véritable course contre la montre pour rembourser des Mexicains pressés de ravoir leur argent, filatures éventées, arrestation du mauvais suspect, perquisitions effectuées par des policiers déguisés ; alors que l’étau de la police se resserrait peu à peu sur des individus qui tentaient de s’accaparer le monopole de la distribution de cocaïne au Canada, ceux-ci ont vécu des moments stressants, sans se douter qu’il y avait une taupe dans leurs rangs.

C’est ce que l’on peut lire dans un jugement rendu le 28 avril dans le cadre du procès de Rabih Akhalil, accusé de gangstérisme, complot pour importation de cocaïne, trafic de cocaïne et trafic d’argent.

Alkhalil, 33 ans, a été arrêté en novembre 2012, à l’issue de l’opération Loquace par laquelle la Sûreté du Québec a démantelé un consortium de six individus — dont Alkhalil, selon la théorie de la Poursuite — qui tentaient de s’accaparer le monopole de la distribution de cocaïne au Canada.

Durant l’enquête, qui a duré à peine cinq mois, les policiers ont pu compter sur l’aide d’un membre de l’organisation devenu agent civil d’infiltration (ACI), et qui était l’homme de confiance d’un autre membre du consortium, Frédéric Lavoie, assassiné en Colombie en 2014.

PHOTO FOURNIE

Frédéric Lavoie

L’ACI, dont on doit taire l’identité, appelait ses policiers contrôleurs chaque fois qu’il effectuait une transaction, entreposait de la drogue ou transportait de l’argent, pour que les limiers puissent prendre des photos.

Il leur transférait des messages cryptés envoyés par Lavoie, avant que les policiers puissent plus tard recevoir directement ces messages sur leur propre appareil. L’ACI avait un appartement fourni par la police et portait parfois sur lui un dispositif d’enregistrement portatif.

« Ça va faire les annales »

Dans son jugement rendu le 28 avril, la juge Anne-Marie Jacques de la Cour du Québec, qui préside le procès, a partiellement accueilli une demande de la Défense d’écarter de la preuve des messages textes que s’échangeaient l’ACI et Lavoie, et des conversations enregistrées, car ils constituaient du ouï-dire selon les avocats d’Alkhalil. La juge a décidé d’en conserver la plupart dans la preuve, et d’en écarter quelques-uns.

Les messages de Frédéric Lavoie sont compromettants pour Alkhalil et d’autres présumés complices, notamment parce qu’il identifie l’accusé par son surnom « Honda » et parfois par son nom « Robbie » dans ses écrits. Il précise aussi que de fortes sommes d’argents et des dizaines de kilogrammes sont destinés ou appartiennent à Honda.

Les messages de Lavoie en disent également long sur ce que vivaient les présumés trafiquants à partir de la fin de l’été 2012.

Par exemple, le 6 août 2012, Lavoie écrit à l’ACI qu’après une rencontre avec des individus, Alkhalil a tenté de le joindre par messages cryptés mais que Lavoie ne répondait pas.

« Honda a appelé l’avocat pour qu’il voit si j’étais pas en dedans à Saint-Jérôme. J’ai eu un meeting avec Scoppa et avec le partner de Cazzetta il y a deux jours. Y’a même pensé que j’m’étais fait passer. J’me sens quand même assez mal. Lol », écrit Lavoie à l’ACI.

Le lendemain, Alkhalil est filé par la police alors qu’il se trouve dans un restaurant de la rue Crescent à Montréal et il s’en aperçoit. Lavoie écrit à l’ACI :

« Chu supposé partir avec Honda en Colombie cette semaine. Y vient de m’écrire que lui pis mon chum en chaise se font suivre depuis à matin. Plein d’chars ».

Le 8 août, les policiers veulent arrêter Alkhalil. Ils croient avoir repéré son véhicule et l’interceptent mais c’est un certain Ricky Mann, membre des Wolfpack, qui est dans le véhicule. Lavoie écrit à l’ACI et le prévient qu’il aide Alkhalil à fuir la police :

« Bon, y’a des mandats contre mon chum ça a d’l’air. Y’ont arrêté un autre de nos chums pensant que c’était Honda hier. Yé dans valise de char, j’m’en va le cacher ».

Le 17 août, Lavoie demande à l’ACI d’aller porter 25 000 $ dans le magasin d’objets de luxe appartenant à Alkhalil, sur la rue Sherbrooke, à Montréal. Alkhalil se trouvait vraisemblablement en Grèce ce jour-là.

« Sois discret quand tu rentres. Le magasin est à Honda. On sait jamais si yé surveillé. Fais l’air de magasiner un peu ».

Le 6 septembre 2012, les policiers américains saisissent à Los Angeles 4 millions de dollars et plusieurs kilogrammes de cocaïne appartenant à Alkhalil et à Shane Kenneth Maloney, alias « La chaise », selon la preuve.

« Les Mexs capotent parce qu’ils veulent leur argent. J’ai Chaise, Honda pis BJ (Timoleon Psiharis) qui me textent aux demi-heures pour savoir comment qu’on a de sous », écrit Lavoie à l’ACI.

Dans la nuit du 10 au 11 septembre, Lavoie se rend chez l’ACI pour compter de l’argent, pour rembourser les Mexicains. L’ACI porte un appareil portatif d’enregistrement.

« Les Mexicains, y devraient en avoir 400 en toutte, y’en ont 200 eux autres. Ils veulent ravoir l’argent de leurs affaires au plus crisse », dit Lavoie, ajoutant notamment, selon ce que l’on peut comprendre, que Shane Maloney a perdu plusieurs millions dernièrement et que lui, Lavoie, est allé au Panama pour continuer à faire des affaires.

Le 26 septembre, Lavoie, l’ACI-qui porte un appareil d’enregistrement-et un autre membre présumé du consortium se rencontrent dans un restaurant. Durant la conversation, Lavoie dit que Maloney et Alkhalil sont partenaires à 50-50 dans les importations, qu’Alkhalil est très actif notamment dans la région de Toronto et que Maloney dirige une cellule de trafiquants à l’insu d’Alkhalil.

Les 3 et 4 octobre, les policiers arrêtent des courriers de Shane Kenneth Maloney et saisissent d’importantes quantités d’armes et de cocaïne.

« Retourne pas chez vous à soir pis sert tes sous. Y’ont arrêté chaise. Y’en parle pas aux nouvelles à cause des explosifs qui ont trouvés pis qu’il y a 70 mandats de + pour demain. Quand mon chum a envoyé des runners à l’entrepôt pour ramasser 70 books à une place, les cochons ont busté. Y’en avait habillés en gars de la construction, en gangsters haïtiens mais deux femmes en femmes voilées. Ça va faire les annales du Québec, check ça mon chum », a envoyé Lavoie à l’ACI.

Le 22 octobre, les trafiquants savent qu’une grosse frappe s’en vient. L’ACI écrit à Lavoie :

« Fait 1 mois que tout le monde disent ça ?  ? Passe rien. Ça peut être l’escouade Marteau. Lollll Le cercle des fermières hahahaha. Tk chu à boutte en criss là ».

« Non, y’ont saisi 114 books pis ça a même pas paru dans les journaux. Grosse enquête en cours bro », répond Lavoie, avant d’ajouter :

« BJ veut pas bouger. Wheels pis Honda lui ont dit de pas. J’travaille la nouvelle ligne avec capt Crochet ».

Les transcriptions des messages et conversations ont été quelque peu modifiées pour faciliter la compréhension pour les lecteurs et lectrices.

Au total, 90 individus ont été arrêtés lors de l’opération Loquace, le premier novembre 2012.

Psiharis a été tué en Grèce. Shane Kenneth Maloney a été jugé et condamné à 10 ans de pénitencier en mai 2017. Un dernier accusé, Mihale Leventis, attend son procès.

Pas d’arrêt des procédures

Ce matin, la juge Jacques a rejeté une autre requête de la Défense demandant un arrêt des procédures pour Alkhalil qui affirmait que ses droits à une défense pleine et entière étaient brimés.

La Défense, assurée par MChristian Gauthier et MAnnick Magri, a notamment fait valoir l’absence de notes prises par les policiers lors des négociations menant à la conclusion du contrat avec l’ACI, que des messages cryptés et des images vidéo avaient été perdues ou détruites et que l’ACI n’avait pas d’autorisations suffisantes pour commettre des délits et que sa supervision était inadéquate durant l’enquête.

La juge a conclu que même si l’enquête Loquace n’a pas été parfaite, mis tous ensembles, les arguments de la Défense ne justifiaient pas un arrêt des procédures.

Elle a également précisé que la Défense pourra contre-interroger l’ACI durant le procès, et qu’elle jugera de sa crédibilité.

On apprend notamment dans la décision que l’ACI voulait 1,8 millions pour ses services mais que la Sûreté du Québec lui a offert 900 000 $.

MMarie-France Drolet, MTian Meng et MAlain Pilote représentent la Poursuite. Le procès se poursuit et la Défense commencera à présenter sa preuve jeudi.

Pour joindre Daniel Renaud, composez-le (514) 285-7000, poste 4918, ou écrivez à drenaud@lapresse.ca