La médecin avait été appelée pour confirmer qu’une vieille dame de 89 ans était inapte à s’occuper d’elle-même et de ses affaires. La Dre Lindsay Goldsmith est entrée dans un appartement d’une saleté abjecte. La femme était malpropre et dégageait une odeur pestilentielle. Elle ne comprenait pas le français ni l’anglais. Elle semblait perdue.

On a dit à la Dre Goldsmith qu’il s’agissait de Veronica Piela. Mais un récent jugement de la Cour supérieure conclut que la dame couverte d’urine et d’excréments, incapable de soutenir une conversation, n’était pas Mme Piela, mais quelqu’un qui se faisait passer pour elle, pour tromper la médecin.

Cette mise en scène, survenue en novembre 2013, est l’une des nombreuses manœuvres frauduleuses décrites par le juge Gary Morrison, dans son jugement qui condamne quatre personnes à verser près de 600 000 $ en dommages moraux et punitifs à la succession de Mme Piela, pour avoir dépouillé la vieille dame de son argent et de sa liberté.

Des individus ont « monté une mise en scène dans le but de prendre le contrôle de [Veronica Piela] et de ses biens. Ces trucages vont plus loin que de mettre simplement une personne à la place de [Mme Piela]. Ils incluent la mise en place d’éléments faux et simulés. La scène inclut aussi des bouteilles d’alcool ouvertes et un verre de martini vide sur la table de la cuisine, pour donner l’impression que Mme [Piela] buvait trop », peut-on lire dans la décision rendue le 16 avril.

Des aliments périmés et moisis auraient aussi été placés dans la cuisine et dans le réfrigérateur.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Anita Obodzinski se voit ordonner un paiement de 260 000 $ et son conjoint, Arthur Trzciakowski, de 85 000 $.

Anita Obodzinski, qui se décrivait comme la nièce de Mme Piela, se voit ordonner un paiement de 260 000 $. La travailleuse sociale Alissa Kerner doit payer 125 000 $. Le conjoint de cette dernière, l’avocat Charles Gelber, doit aussi verser 125 000 $. Arthur Trzciakowski, le conjoint d’Anita Obodzinski, doit payer 85 000 $.

La Dre Lindsay Goldsmith était aussi visée par la poursuite de la succession de Mme Piela, mais le juge a rejeté la plainte à son endroit.

En appel

Par courriel, Charles Gelber a indiqué que sa femme et lui allaient « porter la décision en appel, vu qu’elle contient des erreurs graves en fait et en droit ». Jointe au téléphone, Anita Obodzinski a dit qu’elle ne ferait « aucun commentaire » sur le jugement.

La décision de 75 pages dénonce l’exploitation des personnes âgées en général, et s’indigne des gestes faits à l’endroit de Veronica Piela, en particulier.

Le juge Morrison cite les travaux de la professeure Marie Beaulieu, spécialiste en maltraitance des aînés à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, qui soulignent les multiples conséquences des mauvais traitements chez les personnes âgées, notamment « un niveau élevé de stress, des effets physiques et psychosociaux, incluant des sentiments d’insécurité et de peur, de solitude, une perte de mobilité, de la détresse émotionnelle et des symptômes de dépression. Selon la preuve présentée, Mme Veronica Piela a souffert de telles conséquences ».

La vieille dame a notamment dû témoigner au procès criminel contre trois des accusés, alors qu’elle se trouvait à l’hôpital, ce qui semble l’avoir « traumatisée », selon le juge. Mme Piela est morte quelques jours plus tard, en décembre 2016.

Survivante des camps nazis

« Par l’usage de la fraude, de tromperie et de fausses représentations, elle a été dépouillée de ses droits civils et retirée de force de sa maison pour être installée dans une résidence où elle était isolée de ses amis et de son entourage, tout en perdant le contrôle de tous ses biens », dénonce le jugement.

« Anéantie » par les événements, Mme Piela répétait qu’elle avait été kidnappée et qu’elle allait se suicider si elle était forcée de demeurer à la résidence où elle était gardée contre son gré.

Il faut garder à l’esprit que cette femme âgée a été internée dans un camp de concentration nazi dans sa jeunesse. Se retrouver, à un âge avancé, des années après la mort de son mari, amenée de force dans un endroit où elle ne voulait pas aller, privée du droit de communiquer avec qui que ce soit à l’extérieur, ne doit pas être sous-estimé.

Extrait du jugement

« Ce jugement est une victoire importante pour toutes les personnes âgées victimes d’exploitation et de maltraitance », a souligné l’avocat des héritiers de Mme Piela, Me Igor Dogaru, qui voit dans l’imposition d’une somme importante en dommages punitifs et moraux un message dissuasif pour quiconque serait tenté de faire de tels gestes.

Le juge Gary Morrison s’est cependant désolé de l’absence de remords démontrée par le quatuor. « Aucun d’entre eux n’a indiqué qu’il ne répéterait pas de tels comportements », a-t-il souligné.

Cette histoire avait suscité l’indignation lorsque La Presse avait raconté, en 2015, que Veronica Piela s’était enfuie de la résidence pour personnes âgées en plein hiver, en robe de nuit, et avait été trouvée sur le trottoir avec sa marchette, appelant à l’aide.

Auparavant, la dame avait été déclarée inapte, grâce au certificat médical obtenu frauduleusement, sortie de force de chez elle, et 500 000 $ avaient été volés dans son compte de banque.

Accusations et condamnations

Obodzinski, Trzciakowski et Kerner ont été accusés de fraude au criminel pour cette affaire.

Anita Obodzinski a été condamnée à deux ans de détention à domicile, en janvier 2018. En mars 2019, elle était cependant de retour en cour pour non-respect de ses conditions.

Elle a alors été condamnée à six mois de prison par un jugement soulignant qu’elle avait agi comme un « prédateur et un parasite », avec un « égoïsme impitoyable », pour commettre avec ses complices une fraude « ignoble » qui a « détruit la vie d’une personne âgée ».

La fraudeuse a cependant été libérée deux semaines plus tard, après avoir porté cette peine en appel. La cause est toujours pendante devant la Cour d’appel.

Arthur Trzciakowski, conjoint d’Anita Obodzinski, a aussi été accusé de fraude et condamné à 170 heures de travaux communautaires.

Alissa Kerner a été radiée pour trois ans de l’Ordre des travailleurs sociaux, en avril 2016. À la suite des accusations criminelles, elle s’en est tirée avec une absolution et une amende de 2000 $.

L’avocat Charles Gelber a, quant à lui, été radié pour 18 mois par le Conseil de discipline du Barreau, en septembre 2018, mais n’a pas été accusé au criminel.