« Il faut continuer. Il faut lever le poing haut et fort. Ça ne peut pas s’arrêter. Si ça s’arrête, la place est donnée à tous les prédateurs de la terre de continuer. »

Au terme d’un procès « au coût émotif immense », qui s’est soldé par l’acquittement de Gilbert Rozon, la plaignante, Annick Charette, a un message pour toutes celles que le verdict rendu mardi ferait hésiter à se lancer dans le processus judiciaire. Elle l’a livré en entrevue avec La Presse moins d’une heure après que la juge Mélanie Hébert a acquitté Gilbert Rozon des deux chefs d’accusation qui pesaient sur lui.

« Le droit va changer quand la société va lui imposer de changer. Et pour ça, il faut que les victimes continuent à dénoncer. Il faut qu’un jour, on ne se fasse plus dire ce que je me suis fait dire aujourd’hui dans une cour, dit-elle. Je sais que c’est tentant d’envoyer un coup de pied dans la ruche. J’ai envie de le faire. Mais si on démissionne maintenant, ça ne ressemblera jamais à ce qu’on veut que ça soit. Il faut que ça change. »

Elle offrira d’ailleurs ses services à des organismes qui soutiennent les victimes d’agression sexuelle ainsi qu’aux politiciens qui seraient désireux d’avoir le témoignage d’une plaignante.

Gilbert Rozon a été acquitté mardi d’attentat à la pudeur et d’agression sexuelle, pour des faits survenus à l’été 1980. Annick Charette, plaignante dans cette affaire, avait 19 ans à l’époque. Nous pouvons maintenant dévoiler l’identité de la femme de 60 ans, puisqu’elle a elle-même demandé au tribunal la levée de l’ordonnance qui lui assurait l’anonymat. Annick Charette a accordé une entrevue de fond à La Presse le 13 novembre dernier. Elle nous en a accordé une seconde moins d’une heure après le verdict.

Mme Charette dit vouloir provoquer une réflexion sociale sur la façon dont se déroule la judiciarisation des cas d’agression sexuelle. « Comment, dans un cas de versions contradictoires, peut-on ligoter une victime dans un coin avec une telle montagne à traverser contre la version de l’accusé ? Ce sont des crédibilités qui s’opposent. Dans un cas de versions contradictoires, le poids des deux versions est tellement inégal, dit-elle. La juge l’a dit que ce n’est pas égal. C’est vrai que ce n’est pas égal. Et moi, j’interroge cette inégalité-là. Il faut que les choses évoluent. »

Pour elle, le procès de l’ex-producteur a donné lieu de la part de la défense à « un festival de stéréotypes » sur les victimes de ce type de crime. « Il faut que la société demande des comptes au système judiciaire pour ce type de crime-là. Ça a beaucoup évolué, et on ne dirait pas ça avec ce qu’on a eu comme plaidoiries, dit-elle. La plaidoirie s’est terminée avec le fait que je n’étais pas un petit agneau… c’est quoi, ça, une licence pour violer ? Parce que je n’étais pas vierge, ce n’est pas grave ? J’étais sans voix après la plaidoirie. Est-ce qu’on est encore là en 2020 ? », se demande-t-elle.

Malgré les nombreux avertissements de la juge Hébert, qui a mis en garde les avocats de la défense contre les « stéréotypes en matière d’agressions sexuelles », la défense l’a notamment présentée dans la plaidoirie finale comme une jeune fille « délurée ». On s’est demandé pourquoi elle avait enlevé sa jupe pour dormir, pourquoi elle n’avait pas demandé à son père de venir la chercher après une première altercation avec Rozon.

Moi, je pensais que le système judiciaire au Québec faisait en sorte qu’on n'avait pas le droit de poser des questions sur comment la victime était habillée, sur son passé sexuel…

Annick Charette

Annick Charette a également été sidérée par la disproportion des moyens entre la défense et la Couronne. « Faire face à M[Isabelle] Schurman ça m’a demandé beaucoup de self-control. C’est un killer, un requin, elle enseigne le contre-interrogatoire à l’université, dit-elle. Ça a aussi provoqué une réflexion sur la justice des riches. Le procureur, il est tout seul. La défense, ils sont trois, ils ont haut de même de documentation de jurisprudence, dit-elle. C’est complètement disproportionné. J’avais confiance dans le procureur. Mais ça n’est pas égal. »

« En état de choc »

Le pire moment du procès, estime-t-elle, a été celui où Gilbert Rozon a présenté sa version des évènements survenus en 1979 ou 1980. Mme Charette a affirmé devant la Cour que Rozon, au terme d’une soirée dans un bar, avait tenté une première fois de la séduire en soirée. Devant ses réticences, il était parti se coucher, prétextant être trop fatigué pour la reconduire chez son père, tel que convenu. Elle a dit s’être couchée dans une autre chambre de la maison et s’être réveillée le lendemain avec Rozon sur elle, « bien décidé à avoir une relation sexuelle ». Rozon a plutôt témoigné qu’il s’est réveillé avec la jeune femme à califourchon sur lui, en train de se livrer à des ébats sexuels. Devant ces versions totalement contradictoires, la juge a finalement acquitté Gilbert Rozon des deux chefs d’accusation parce qu’il subsistait, dans son esprit, un doute raisonnable.

La défense présentée par l’ex-producteur, raconte Annick Charette, l’a complètement prise au dépourvu. « Après ma première réaction initiale, qui a été de rire et de dire ‟voyons, c’est complètement farfelu”, j’ai compris. J’ai compris que c’est moi qui allais être au centre du procès. Et ça, c’est pervers. Je n’ai pas porté de jugement sur lui. Je n’ai pas dit que c’était un être vil. J’ai raconté ce que j’ai vécu. Mais la défense, lui, ses avocats, ont transformé ça en un procès qui me regarde, moi. Ma personnalité. Mes comportements », dit-elle.

Dans les jours qui ont suivi, elle a ressenti les symptômes d’un « état de choc », relate-t-elle. J’avais toutes sortes de symptômes bizarres, j’avais mal au cœur, j’étais sans énergie, j’étais déprimée… Ben voyons ! J’ai fini par trouver : je suis en état de choc ! Vidée d’adrénaline, frissonnante. OK, ça vient de t’atteindre de plein fouet… »

Ce qu’elle a vécu montre à quel point ce genre de procès est encore difficile en 2020. « Je suis quelqu’un de relativement fort. J’ai une bonne santé mentale, j’ai une bonne vie. Je suis forte, je n’ai pas de zones de fragilité. Et je me suis sentie comme ça. Imagine quelqu’un qui a des zones de fragilité, pour qui l’histoire qu’elle va raconter, ça porte un poids énorme dans sa vie. Comment peut-il survivre à ce type de procès-là ? »

Regrette-t-elle d’avoir porté plainte à la police en 2017, un geste qui a enclenché le processus judiciaire ? « Je me suis posé vraiment la question. Si tu m’avais demandé vendredi matin [au terme de la première semaine de procès], je pense que j’aurais dit oui. Et après, j’ai pris de la distance et je me suis dit : non, je ne regrette pas. Parce que ce que je fais en ce moment, je pense que c’est important, dit-elle. Il faut le faire. »

Le droit, ça ne précède pas la société. Si la société prend acte que ce système-là n’est pas adapté à ce genre de crime, si moi je peux avoir contribué à ça, ça va avoir valu le coup.

Annick Charette

Recommanderait-elle à une victime d’agression sexuelle de porter plainte ? « Tu dois le faire. Parce que c’est là qu’est le pouvoir. Le tribunal populaire du web, ça a quelque chose de très bon, parce que ça libère la parole. Ça fait exister les débats dans la société. Ça a fait en sorte que moi, j’ai passé à l’action. En ce sens, c’est nécessaire. Mais c’est pas ça qui détermine notre société. Ce sont les choix qu’on va faire comme société qui vont être déterminants. Et ces choix-là, ils passent par le système judiciaire. »

« Je crois au système judiciaire. Je crois en la façon dont notre société a construit sa gestion de la délinquance. Je crois en la présomption d’innocence. L’envolée lyrique de MPoupart, au début, dans sa plaidoirie sur la présomption d’innocence, j’aurais pu dire oui, présente. Je crois à ça, dit-elle. J’ai eu un support extraordinaire, les inspecteurs, le procureur, tout le monde était là pour moi. J’ai été très bien traitée. Le problème, ce n’est pas le support que j’ai eu, c’est le système lui-même. »

Plusieurs écueils sur la route des plaignantes

En effet, elle estime que de nombreux écueils se dressent sur le chemin des plaignantes en matière d’agression sexuelle. En premier lieu, celui du témoignage initial livré à la police. « Quand tu fais ça, ils ne te donnent pas une marche à suivre en disant : ‟Là, quand tu fais ça, sois bien précise, dis tout ce que tu as ressenti et surtout, n’oublie rien, parce que si tu oublies quelque chose, tu ne pourras jamais revenir sur ce témoignage.” Ce n’est pas du tout ça qu’ils nous disent. Mais c’est sûr que je n’ai pas tout dit ! Il te revient des affaires ensuite. Des petits flashes. » Par la suite, dit-elle, « j’ai été enfermée dans ce témoignage-là. C’est la chose qui m’a épatée en Cour : je me souviens d’avoir dit : est-ce qu’on parle des évènements ou on parle de mon témoignage ? »

C’est ce qui a permis à la défense de la mettre constamment en contradiction, lors du procès avec ce témoignage initial. Et d’en déplorer les imprécisions. « Oui, il y a des trous dans ce film-là. Il y a plein de trous. J’aimerais ça les combler. Mais je ne peux pas. Ça n’existe pas. Ce n’est pas dans ma tête. J’ai beau chercher, ça n’existe pas. Et j’ai témoigné sans chercher à combler ces trous-là, parce que ce serait faux. Alors oui, c’est un scénario plein de trous. Ben non, je ne sais pas quels mots on a employés, est-ce que les boutons étaient ouverts ou partis… »

Quand les allégations contre Gilbert Rozon ont fait surface, en automne 2017, au plus fort de la vague #metoo, elle dit avoir ressenti « un choc d’adrénaline ». C’est la vue de sa fille de 19 ans – l’âge qu’elle avait au moment des faits relatés au procès – qui l’a convaincue de porter plainte. Deux mois plus tard, en décembre 2017, elle apprend qu’elle est la seule plaignante retenue par le Directeur des poursuites criminelles et pénales.

J’étais dans un ascenseur qui est descendu 50 étages d’un coup parce que je ne comprenais pas. Avec le nombre de personnes qu’il y avait, les têtes d’affiche qu’il y avait là-dedans, je pensais être une figurante parmi les plaignantes.

Annick Charette

Le procureur Bruno Ménard lui a alors demandé si elle désirait aller de l’avant, sachant qu’elle serait le seul cas, sur lequel tout reposerait. « Ça m’a pris quelques secondes. Je me suis dit : s’il ne reste que moi, je ne peux pas reculer. Mais il y avait une tempête dans ma tête. Je vais porter le poids de tout ça. Ce que j’ai dit, texto, c’est ‟oh my God, je vais y aller, mais honnêtement, je chie dans mes culottes”. J’avais peur, je ne mesurais pas ce que ça voulait dire, mais s’il ne restait que moi, je ne pouvais pas reculer. Faut que ça se passe. »

Être la seule plaignante retenue pour le procès de Gilbert Rozon, c’était lourd à porter ? « Effectivement, après ça, je me suis sentie investie d’une mission, c’était très lourd. Je me demandais comment j’allais gérer ça. J’en ai parlé, notamment aux gens des CAVACS, qui m’ont supportée dès le début, ils m’ont fait comprendre que la seule chose que je pouvais porter, c’était mon histoire. Que je n’avais pas la responsabilité de porter les histoires de toutes celles qui ne pourront pas être entendues. Que je n’avais pas la responsabilité du résultat. »

Des regrets en 1998

Déjà, en 1998, elle avait amèrement regretté de ne pas s’être manifestée lorsque Gilbert Rozon avait été la cible d’une première accusation pour agression sexuelle, au Manoir Rouville-Campbell. « Je ne me suis pas sentie sollicitée pour aller voir la police, je pensais que ça ne servait à rien d’aller voir la police 15 ans plus tard… Il y a eu un procès, il a été condamné. Je me suis dit : ‟OK, justice est faite.” Un an plus tard, il y a l’annonce de son absolution inconditionnelle. J’ai fait : ‟Ah ! J’aurais donc dû y aller.” Je me suis sentie coupable de ne pas y avoir été. »

Pourquoi décide-t-elle aujourd’hui de se dévoiler, elle qui n’a jamais parlé aux médias dans le but précis de préserver son témoignage au procès ? « Il faut que ça serve à quelque chose. Et pour ça, il faut que j’existe. Je ne peux pas transporter ce message-là en dessous de la table, comme un fantôme. »

Au procès, on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas porté plainte à l’époque des faits. « Ça n’aurait rien donné que je porte plainte. Justement, on m’aurait dit : ‟Qu’est-ce tu avais d’affaire à rester là, t’as enlevé ta jupe, pourquoi tu n’as pas appelé ton père…” Tout ce que je me suis fait servir maintenant. Mais à l’époque, j’aurais été incapable de gérer ça. Je serais morte sur le plancher. Tout ce qui m’a été servi dans ce procès-là m’aurait été servi en 1980 et ça m’aurait détruite. »