Une étudiante en droit qui a passé deux jours en prison pour tentative d’extorsion contre son coiffeur a réussi à démontrer, plusieurs semaines après s’être fait passer les menottes par le SPVM, qu’elle avait été victime d’un coup monté. L’homme qui se disait menacé par elle a fabriqué des preuves incriminantes grâce à une application de farces et attrapes du Google Play Store, conclut un rapport de police.

Eunyoung Hwang, immigrée de Corée du Sud fraîchement diplômée en droit des affaires de l’Université de Montréal, vient d’obtenir un jugement de la Division des petites créances de la Cour du Québec (communément appelée Cour des petites créances) obligeant son coiffeur et le cousin de ce dernier à lui verser conjointement 15 000 $ en dédommagement pour la saga qui lui a fait vivre les pires moments de sa vie.

J’ai vécu l’enfer pendant trois ans pour me sortir de ce bourbier. J’ai décidé de raconter mon histoire pour éviter à d’autres personnes de vivre la même chose que moi.

Eunyoung Hwang

Le 18 juin 2017, Mme Hwang s’est fait arrêter menottes aux poignets, devant témoins, après que son coiffeur, Emrah Alu, un demandeur de statut de réfugié qui travaillait sans papiers, eut affirmé à la police qu’elle l’avait menacé de mort et avait tenté de lui a soutirer plus de 7000 $ en se faisant passer pour une employée de l’immigration. Des conditions ont été imposées à Mme Hwang en attente du procès. Il lui a notamment été interdit d’entrer en communication avec M. Alu.

Un mois plus tard, M. Alu a fait une nouvelle dénonciation aux policiers contre Mme Hwang. Il leur a montré une copie de plusieurs messages textes intimidants qu’elle lui aurait envoyés sur son téléphone, dans lesquels elle le menaçait de le dénoncer à Immigration Canada s’il ne retirait pas sa plainte aux policiers.

Deux jours en détention

Les policiers ont de nouveau arrêté Mme Hwang, et cette fois, elle a été « détenue deux jours en attendant sa comparution », note la Cour des petites créances. Elle a été libérée avec des conditions encore plus contraignantes, « notamment de ne pas posséder de cellulaire ».

Clamant vigoureusement son innocence, elle a entamé de son propre chef des démarches pour prouver qu’elle était victime d’un coup monté. Elle affirme s’être notamment rendue au campus de Google, en Californie, où des employés lui ont appris l’existence de l’application Fake Text Message, qui permet de créer de faux textos en se faisant passer pour une autre personne. Elle est ensuite entrée en contact avec le créateur de cette application, Melvin Zammit, qui a collaboré avec les policiers montréalais pour les aider à démêler l’histoire.

CAPTURE D’ÉCRAN

Interface de l’application Fake Text Message

Près d’un an après son arrestation, un technicien de la section des crimes économiques du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a confirmé les dires de Mme Hwang en réalisant une expertise sur le téléphone de M. Alu : « L’application Fake Text Message fut téléchargée sur le téléphone [de M. Alu] quelques minutes avant la prétendue réception des messages textes que la suspecte [Mme Hwang] aurait envoyés », conclut l’enquêteur en informatique judiciaire du SPVM.

Les registres d’appels obtenus des fournisseurs de service cellulaire confirment qu’en fait, aucun message texte n’a transité entre les deux téléphones.

Je suis également d’avis que la victime [M. Alu] a [fabriqué] les messages dans un dessein inconnu, qui ont eu pour effet de faire accuser la suspecte alors qu’elle n’a pas commis les actes qui lui sont reprochés.

Extrait du rapport de l’enquêteur en informatique judiciaire

Le procureur de la Couronne a dès lors décidé de retirer toutes les accusations pesant sur Mme Hwang, notant que M. Alu « est non crédible » et qu’il a « sans doute commis une entrave à la justice […] en fabriquant une preuve dans le but que Mme Hwang soit accusée ». « Je n’étais plus moralement convaincu que Mme Hwang était coupable des crimes qu’on lui reprochait », écrit le procureur.

Mme Hwang « a contribué à aider le SPVM à connaître une nouvelle technologie – l’application Fake Text Message – qui sera d’une assistance évidente dans la prévention des crimes technologiques », note pour sa part le greffier spécial Vincent-Michel Aubé dans la décision de la Cour des petites créances.

Les prétendues victimes démentent

M. Alu et son cousin Serhat Ister, qui a participé au dépôt de la plainte, ont été condamnés à payer 15 000 $ en dédommagement à Mme Hwang pour avoir « atteint son moral et sa santé, autant physique que psychologique », en déposant de fausses accusations.

Ils démentent vigoureusement la version des faits retenue par l’expert du SPVM, l’enquêteur, la Couronne et la Cour des petites créances.

[Mme Hwang] est une véritable experte des technologies. Elle a pris le contrôle de mon téléphone à distance et installé une application pour créer elle-même les faux messages.

Emrah Alu, qui se prétend victime d’Eunyoung Hwang

La version des faits de MM. Alu et Ister n’a pas été entendue par la Cour des petites créances parce qu’ils ont omis de payer le timbre judiciaire lors du dépôt de leur plaidoyer écrit. M. Ister a embauché l’avocat Umberto Macri pour faire une demande de rétractation du jugement. Il tente aussi d’obtenir une ordonnance pour forcer le fournisseur de service cellulaire de Mme Hwang à fournir l’ensemble du registre d’appels, qui, selon lui, prouvera qu’elle a bien envoyé des menaces à M. Alu.

L’expertise policière qui a été présentée à la Cour des petites créances « est basée uniquement sur les informations fournies par la demanderesse [Mme Hwang], souligne MMacri. Elle n’a pas révélé certaines choses ».

Enquête de Google

Loin d’être la seule application du genre sur le Play Store de Google, Fake Text Message a été téléchargée par plus de cinq millions de personnes dans le monde. Elle est décrite comme un outil permettant de générer de fausses conversations « réalistes » et « amusantes » qui « feront rire tout le monde ». Son créateur, Melvin Zammit, n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Google a affecté une équipe d’enquête au dossier lorsque La Presse l’a informée que Mme Hwang avait été arrêtée sur la base d’une preuve fabriquée avec une application provenant de son Play Store. « Notre politique concernant les applications qui permettent aux utilisateurs de générer du contenu manipulé stipule qu’un filigrane doit apparaître en évidence sur le contenu pour qu’il soit clair pour le destinataire que le contenu a été manipulé. Lorsque des violations sont détectées, nous prenons des mesures », a indiqué la porte-parole Luiza Staniec.

L’avocate de Mme Hwang, MStéphanie Basso, affirme que le SPVM « ne semblait pas être au fait du stratagème » entourant l’utilisation de l’application. « Je m’explique mal pourquoi aucune accusation n’a été portée à ce jour contre les responsables de la fausse plainte. Avec les expertises qui ont été faites, je me serais attendue à tout le moins à ce que des accusations pour méfait public soient déposées », dit-elle.

Selon MBasso, des applications de faux textos semblables sont aussi utilisées dans des cas de violence conjugale pour donner à penser qu’un des deux conjoints n’avait pas respecté les conditions qui lui étaient imposées, en faisant croire qu’il avait communiqué avec l’autre.

C’est majeur. Ce genre d’application permet d’envoyer des textos frauduleux à la chaîne.

MStéphanie Basso, avocate d’Eunyoung Hwang

« Ce sont des applications qui sont en circulation depuis un bon moment », affirme l’expert en sécurité informatique Éric Lessard. Les fausses conversations qu’elles génèrent ressemblent à s’y méprendre à celles des applications légitimes. « La seule façon pour une personne de prouver qu’une telle application a été utilisée frauduleusement contre elle est souvent de remonter jusqu’au fournisseur de téléphonie, qui lui fournit les registres d’appel. Ça nécessite d’obtenir une ordonnance de communication de la Cour, et c’est un processus onéreux, qui peut coûter dans les 10 000 $ », explique-t-il.

Utilisé par des demandeurs d’asile

Mme Hwang soutient par ailleurs que des demandeurs du statut de réfugié au Canada utilisent Fake Text Message et d’autres applications semblables pour faire de fausses déclarations à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Ils s’en servent pour prétendre qu’ils sont victimes de violence ou de persécution dans leur pays.

L’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration affirme que si c’est le cas, le phénomène est marginal. « Les textos sont rarement déposés en preuve pour des demandes d’asile, nuance l’avocat Stéphane Handfield, qui a lui-même été commissaire à l’immigration pendant 11 ans. Une personne qui craint son gouvernement doit déposer des preuves très concrètes d’implication politique, comme des articles de journaux, des cartes de membre de partis politiques ou des certificats de police, qui pourraient démontrer qu’elle est persécutée. »

« Les faux documents ont toujours existé, mais ultimement, tout repose sur la crédibilité de son témoignage. Si la personne se contredit, sa demande ne passera pas, et elle ne sera jamais reconnue comme réfugié sur preuve d’un simple texto », ajoute MHandfield.

Plaintes en déontologie

Mme Hwang, qui dit avoir été humiliée par son arrestation et la fouille intime qui a suivi, a porté plusieurs plaintes en déontologie contre les policiers.

Dans une lettre envoyée à Mme Hwang, le lieutenant-détective Jean-Philippe Huot, superviseur de l’enquête, lui a affirmé qu’elle avait été détenue parce que « dans les cas de non-respect des conditions, les détectives n’ont pas d’autre choix que de détenir les accusés et que seul un juge peut libérer ces personnes ».

Mme Hwang a finalement accepté de rencontrer les policiers pour une séance de conciliation. Ses plaintes « ont été réglées et nous devons confirmer que les agents semblent avoir agi en respect des directives et règlements », affirme la décision de la Cour des petites créances.

Le SPVM a refusé de commenter l’affaire, disant ne pas réagir publiquement « aux dossiers qui sont en processus judiciaire, que ce dernier soit en cours ou terminé », ni à un « dossier spécifique ».

Le corps policier affirme par ailleurs n’avoir aucune statistique concernant l’envoi de faux messages textes.

— Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse