La Ville de Montréal a suspendu plus de 26 000 dossiers d’infraction aux règlements municipaux en traitement à la cour municipale depuis septembre dernier, par crainte d’un arrêt du processus judiciaire pour des délais déraisonnables.

La Ville a confirmé à La Presse vouloir ainsi « éviter des rejets systématiques des dossiers » en vertu de l’arrêt Jordan. Cette décision de la Cour suprême du Canada a fixé une limite de 18 mois pour les procédures devant une cour provinciale en juillet 2016.

Le déclencheur de cette situation est une décision de la juge Line Charest, de la cour municipale, remontant à décembre 2018. La juge Charest a invoqué l’arrêt Jordan pour prononcer l’arrêt du processus judiciaire dans un dossier contre un Montréalais dont le recyclage a été déposé sur le trottoir en dehors des heures permises, en juin 2016.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La juge Line Charest, de la cour municipale, a invoqué l’arrêt Jordan pour prononcer l’arrêt du processus judiciaire dans un dossier contre un Montréalais dont le recyclage a été déposé sur le trottoir en dehors des heures permises, en juin 2016.

Ce jugement pourrait faire tomber plus de 26 000 dossiers que les services municipaux ont été incapables de traiter en moins de 18 mois, priver les coffres de la municipalité de quelque 4,5 millions de revenus potentiels et, surtout, forcer la Ville à revoir ses façons de faire afin de respecter les droits constitutionnels des citoyens, y compris ceux des personnes itinérantes.

Dossiers d’incivilité 

Tous les dossiers suspendus concernent des infractions aux règlements municipaux, sauf ceux relativement au stationnement et à la circulation. Par exemple, ils concernent l’interdiction de flâner ivre sur la voie publique ou d’y troubler la paix, de dormir dans un parc après sa fermeture ou le fait de ne pas avoir conservé son titre de transport afin de prouver que le passage a été bel et bien payé. La suspension a été imposée en attendant les démarches en appel de la Ville, a précisé Gabrielle Fontaine-Giroux, du service des communications.

En effet, la Ville de Montréal demandera à la Cour d’appel la permission d’interjeter appel en mai prochain après s’être adressée en vain à la Cour supérieure. Au cœur de cette démarche judiciaire se trouve le jugement de Line Charest, qui a soulevé d’office la Charte canadienne des droits et libertés protégeant le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

Le criminaliste Kaven Morasse, rompu aux dossiers qui se retrouvent notamment en cour municipale, constate l’évident problème structurel à la cour municipale de Montréal, où « il y a beaucoup trop de volume pour la capacité de gestion ». L’arrêt Jordan oblige à « donner un coup de barre », rappelle-t-il. 

« La Ville de Montréal, à travers ses procureurs, sait très bien qu’elle est en violation d’une protection constitutionnelle des citoyens et poursuit dans cette voie-là plutôt que de faire les changements qui s’imposent. »

La question, sur le fond, m’apparaît préoccupante. […] C’est comme si la Ville essayait d’en passer une vite. Des milliers de vite.

Me Kaven Morasse, criminaliste

Le recyclage en dehors des heures permises 

Tout démarre avec un constat d’infraction pour des matières recyclables qui ont été déposées trop tôt devant une résidence de la rue Saint-Urbain, dans le Plateau Mont-Royal. Au moment du procès, en décembre 2018, la juge Line Charest constate qu’il s’est écoulé 30 mois depuis l’imposition de l’amende. « C’est un délai qui est totalement déraisonnable », tranche-t-elle.

L’arrêt du processus judiciaire est prononcé. Le citoyen n’est pas présent dans la salle d’audience. C’est un jugement par défaut, ce qui est très fréquent à Montréal, « qui est la plus grande cour de première instance au Canada en termes de volume de dossiers traités », selon le service juridique de Montréal.

La décision de la juge Charest crée alors un certain mouvement parmi ses collègues de la magistrature montréalaise. En septembre 2019, le juge Gaétan Plouffe ordonne, à son tour, un arrêt du processus judiciaire en s’appuyant sur l’arrêt Jordan. Mais cette fois, ce n’est pas un seul dossier qui est visé, mais bien 267 « infractions mineures à caractère réglementaire ».

Encore là, il s’agit d’un jugement par défaut, puisqu’aucun des Montréalais ayant reçu un constat d’infraction n’a reconnu ou non sa culpabilité dans les 30 jours prévus. La Ville aurait donc pu les condamner au 31e jour, souligne le juge. La machine administrative a toutefois mis jusqu’à 27 mois pour amener les dossiers au tribunal.

Dans son jugement, Gaétan Plouffe souligne que « de nombreux dossiers visent des défendeurs vulnérables qui ne s’occupent pas de leurs affaires légales » et que plusieurs « apparaissent être des personnes itinérantes » compte tenu des adresses fournies.

« Les infractions peuvent de façon générale être qualifiées d’incivilités commises par des personnes ayant peu de moyens financiers. La cour se sent interpellée par cette situation de violation du droit à un procès dans un délai raisonnable dans un si grand nombre de cas », écrit-il en rappelant que la Cour suprême invite la cour à agir en ne se montrant pas « complaisante face à une culture de délai ». La Ville en appelle de ce jugement devant la Cour supérieure.

Lourdeur administrative 

Selon la Ville de Montréal, la juge Charest et le juge Plouffe ont tous les deux erré. Il faudrait qu’un inculpé soulève lui-même la question des délais déraisonnables ou qu’un avocat présente une requête à cet effet, soutient la Ville.

Me Morasse rappelle que les services d’un avocat coûtent plus cher que le montant lié aux constats d’infraction. « La Ville, qui a des juristes, a le gros bout du bâton. Monsieur et madame Tout-le-Monde ne peuvent pas faire valoir leurs droits sur les délais déraisonnables. La juge a soulevé d’office une problématique qui était criante », estime-t-il.

Devant la Cour d’appel, la Ville entend plaider que la juge Charest ne peut pas invoquer l’arrêt Jordan, de surcroît en l’absence de la personne mise en cause. La Ville argue que « les défendeurs dans les dossiers par défaut sont réputés avoir renoncé au droit d’être jugés dans un délai raisonnable ». Mais encore faut-il que la Ville ait fait les efforts nécessaires pour retracer les citoyens, fait remarquer Me Morasse.

Le problème a été soulevé devant la Cour d’appel cette semaine. En effet, la demande de permission d’en appeler de la Ville devait être entendue lundi dernier. Mais le citoyen mis en cause, celui dont les matières recyclables étaient sur le trottoir au mauvais moment en 2016, s’est présenté devant le tribunal, à qui il a demandé un délai pour prendre connaissance du dossier le concernant.

La Ville a affirmé au banc des trois juges avoir discuté pour la première fois avec l’inculpé, Islam Amine Derradji, dans le corridor quelques minutes avant l’audience. Quelques clics sur l’internet avaient toutefois permis à La Presse de prendre contact avec M. Derradji, vendredi dernier.

M. Derradji, doctorant en sciences politiques à l’Université de Montréal, souvent sollicité par les médias pour son expertise, a affirmé ne pas avoir reçu le constat d’infraction transmis par huissier comme le soutient la Ville. M. Derradji a expliqué qu’à l’été 2016, il sous-louait sa chambre dans un appartement en colocation. Il a eu des échos de cette affaire après que la Cour supérieure eut rejeté l’appel de la Ville en octobre dernier.

« Aussitôt, j’ai entrepris des démarches auprès de la Ville de Montréal, qui m’a dirigé vers la cour municipale. Et là, on m’a envoyé au palais de justice, où j’ai laissé mes coordonnées. Ça dure depuis des années sans que je sache quoi que ce soit. »

La municipalité aurait pu faire un effort. C’est l’illustration de la lourdeur administrative de la Ville.

Islam Amine Derradji

Devant la Cour d’appel, M. Derradji a raconté la situation. Le juge Jacques Lévesque lui a alors demandé avec un sourire en coin : « Avez-vous suggéré à la Ville qu’on embauche un journaliste ? »

Modification législative 

La Ville a indiqué à La Presse être « proactive depuis quelques années auprès du ministère de la Justice afin de promouvoir une modification législative qui permettrait, à l’instar de ce qui se fait en Ontario, depuis quelques années, le traitement de la vaste majorité des infractions réglementaires par l’entremise d’un régime de sanction administrative pécuniaire ». Montréal plaide que ce système serait « plus performant et souple que le cadre actuel ».

Dans un document rendu public quelques semaines avant l’adoption du budget 2020 de Montréal l’automne dernier, le service juridique de la Ville indique qu’en 2018, les délais de traitement en matière pénale se rapprochaient du plafond de 18 mois (arrêt Jordan), ce qui correspond à 548 jours. Pour les six premiers mois de 2018, les dossiers étaient traités en 490 jours en moyenne, et en 473 jours pour la seconde moitié de l’année.

En petits caractères sous le tableau statistique, la Ville note toutefois que ces calculs ne prennent pas en compte les « dossiers dont l’étape est “jugement-défaut” ».

Qu’est-ce que l’arrêt Jordan ? 

La Charte canadienne des droits et libertés garantit aux citoyens le droit fondamental d’être jugés dans un délai raisonnable. En juillet 2016, la Cour suprême du Canada a établi ce qu’est un délai raisonnable : entre le dépôt d’une accusation et la tenue d’un procès, il ne peut s’écouler plus de 18 mois pour des procédures judiciaires en cour provinciale, et 30 mois devant les tribunaux supérieurs. L’arrêt Jordan est ainsi nommé à cause de Barrett Richard Jordan, reconnu coupable dans une affaire de drogue 49 mois après avoir été accusé. En appel de cette décision, les avocats de M. Jordan ont eu gain de cause en invoquant la Charte canadienne des droits et libertés. Ils ont mené le dossier jusqu’en Cour suprême. Au Québec, l’arrêt Jordan a provoqué l’arrêt du processus judiciaire dans plusieurs causes criminelles importantes, dont celle concernant Paolo Catania, de l’entreprise Construction Catania, et celle de quatre accusés dans le dossier de corruption municipale (Honorer) à Laval.