Quinze ans après le meurtre ultraviolent de sa conjointe, Eustachio Gallese devait respecter une série de conditions pour jouir d’une semi-liberté. Ne pas consommer de drogue. Ne pas consommer d’alcool. Éviter les débits de boisson.

Mais ne pas acheter les services sexuels d’une femme, ça, non, ça ne faisait pas partie de ses conditions. Au contraire, c’était non seulement toléré, mais encouragé par son agente de libération conditionnelle (ALC).

C’est que, voyez-vous, Eustachio Gallese n’était pas prêt à avoir des relations avec les femmes, mais il devait tout de même assouvir ses besoins sexuels. Aller au bordel faisait en quelque sorte partie de son plan de réinsertion sociale.

Sans blague. C’est écrit en toutes lettres dans la décision de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (CLCC), datée du 19 septembre 2019 : 

« En audience, votre ALC a souligné qu’une stratégie a été développée afin que vous puissiez rencontrer des femmes, mais seulement afin de répondre à vos besoins sexuels.

« Votre équipe de gestion de cas vous a permis de faire ces rencontres, moyennant que vous fassiez preuve de transparence. »

Résumons.

Quinze ans après s’être acharné à coups de marteau, puis de couteau sur sa conjointe, un criminel dangereux a pu se payer les services de prostituées – un acte illégal au pays, faut-il le mentionner – avec la bénédiction des agents du Service correctionnel du Canada.

On reste bouche bée devant tant d’hypocrisie.

Tant d’incompétence désastreuse, aussi. Franchement, on ne pouvait que craindre le pire. Et le pire est arrivé.

Le 23 janvier, Marylène Lévesque est morte, victime de cette stratégie délirante, consternante, révoltante. Le meurtrier Gallese lui a donné rendez-vous dans un hôtel de Sainte-Foy, en banlieue de Québec. Il lui a promis 2000 $. Il l’a tuée.

Elle avait 22 ans. La vie devant elle.

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L’ancien commissaire à la CLCC Dave Blackburn s’attendait à un pareil dérapage. Avec d’autres, il avait tenté de mettre en garde le gouvernement fédéral. En vain.

« Le ministre de la Sécurité publique du Canada a une part de responsabilité dans ce terrible crime », tranche M. Blackburn, qui est aussi vétéran des Forces armées, ex-candidat conservateur aux élections fédérales et directeur du département de travail social à l’Université du Québec en Outaouais.

En cause, dit-il, un nouveau processus de nomination, mis en place par le gouvernement Trudeau, qui a balayé d’un coup presque tous les commissaires expérimentés de la CLCC.

Sur les 16 commissaires nommés depuis 2017 dans la région du Québec, seulement deux ont vu leur mandat renouvelé, explique-t-il. Les 14 autres sont de nouveaux venus. Plusieurs d’entre eux n’avaient jamais eu la tâche cruciale d’évaluer les risques posés par un délinquant dangereux.

Ainsi, les deux commissaires qui ont prolongé la semi-liberté d’Eustachio Gallese ont été nommés en juillet 2018. Ils rendent des décisions depuis moins de deux ans.

« En audience, auparavant, on s’assurait de jumeler un nouveau commissaire avec un commissaire d’expérience », dit M. Blackburn, surtout lorsqu’il fallait trancher le sort d’un meurtrier condamné à la prison à perpétuité. Ce n’est plus possible, aujourd’hui.

En novembre 2017, une dizaine d’ex-commissaires du Québec ont écrit au premier ministre Justin Trudeau et au greffier du Conseil privé Michael Wernick pour leur faire part de leurs « profondes inquiétudes », confie M. Blackburn. « La CLCC a un mandat de protection du public. On craignait de perdre le filet de sécurité qu’on avait mis en place avec les années. »

Le gouvernement a fait la sourde oreille. Le filet s’est relâché. Marylène Lévesque est tombée entre les mailles.

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Pressé de toutes parts, le ministre de la Sécurité publique du Canada, Bill Blair, a annoncé hier la tenue d’une enquête pour faire la lumière sur les circonstances du meurtre de la jeune Saguenéenne.

C’était la seule chose à faire. Une enquête est essentielle pour comprendre ce qui s’est passé. Et surtout, pour que cela ne se reproduise plus jamais.

Bien des questions se posent. L’inexpérience des commissaires a-t-elle joué dans cette affaire ?

Auraient-ils dû exiger une nouvelle évaluation psychologique du meurtrier, sachant que la dernière remontait à juin 2017, que la mort de son fils en 2019 l’avait passablement ébranlé et qu’il avait beaucoup de mal à gérer ses émotions ?

Auraient-ils dû moins se presser avant d’accorder une semi-liberté à un homme impulsif, jaloux et contrôlant qui a écrit « plote un jour, plote toujours » sur le mur de sa chambre après y avoir assassiné sa conjointe, Chantal Deschênes, en 2004 ?

Auraient-ils dû empêcher Eustachio Gallese d’assouvir ses besoins sexuels dans des salons de massage érotique ?

Dans leur décision, les deux commissaires soulignent bien que ces relations avec des femmes sont « plutôt inappropriées ».

Ils écrivent que « cette stratégie de gestion de risque » constitue paradoxalement « un facteur de risque important et inquiétant ». Ils s’attendent à ce que cette approche soit « réexaminée ».

Manifestement, il n’y a pas eu de réexamen. Le meurtrier a vu sa semi-liberté prolongée sans condition spécifique aux travailleuses du sexe. Mercredi dernier, une fois de plus, il a sollicité les services de l’une d’entre elles. Une fois de trop.

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En tant que commissaire, « jamais, au grand jamais » Dave Blackburn n’aurait autorisé une « stratégie » visant à permettre à un homme condamné à la prison à vie pour le meurtre de sa conjointe de fréquenter des travailleuses du sexe.

« Je fais le lien avec le manque d’expérience. Un commissaire expérimenté aurait dit : “Un instant. Ça n’a pas de bon sens. On met le loup dans la bergerie.” »

Spécialisé en santé mentale, le professeur ne voit aucune logique dans cette stratégie. « Il n’y a pas de but thérapeutique derrière cela, ni d’objectif de réinsertion sociale, voyons donc ! »

Alors, pourquoi ?

« J’imagine que le but, c’était d’éviter que Gallese ne s’embarque dans une relation affective avec une femme, pour ne pas la mettre en danger. Mais les jeunes femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe, ce sont des êtres humains, elles aussi. »

C’est une évidence. Le scandale, tragique, c’est que dans cette affaire, ceux qui étaient chargés de protéger tous les citoyens du pays semblent l’avoir oublié.