Pendant une décennie, c’est l’utilisation de paradis fiscaux qui a permis de camoufler la corruption chez SNC-Lavalin. Une recension effectuée par La Presse montre que les pots-de-vin versés par l’entreprise sont passés par 15 pays du genre. Personne n’a sonné l’alarme, car le transfert d’argent vers ces territoires était chose courante. Selon plusieurs experts, cette affaire devrait maintenant alimenter un débat plus large sur le recours à la finance offshore.

C’était un matin frisquet de septembre 2012, à Berne. Le banquier suisse Hervé Siegrist avait été convoqué par un groupe de procureurs spécialisés en crimes financiers. Les hommes de loi enquêtaient sur un de ses clients : Riadh Ben Aïssa, vice-président chez SNC-Lavalin, une société canadienne cotée en Bourse.

Les procureurs avaient analysé le compte bancaire du gestionnaire canadien et découvert des choses qui leur paraissaient étranges : son employeur lui versait des millions à travers une société coquille anonyme incorporée aux îles Vierges britanniques et dotée d’un compte bancaire à Genève.

« Le paiement d’employés par ce biais-là ne soulève-t-il pas quelques questions ? » a lancé l’un des procureurs.

Le banquier n’a pas bronché. Il gérait la fortune de 500 clients, dont plusieurs riches canadiens. Dans son monde à lui, une telle structure n’avait rien d’anormal.

Lorsque ce sont des employés d’un tel niveau de responsabilités et ce genre de contrats dans ce genre de pays, on pourrait estimer qu’il s’agit d’une pratique courante.

Le banquier suisse Hervé Siegrist, aux procureurs

Modus operandi courant

L’interrogatoire d’Hervé Siegrist a été déposé en preuve récemment au procès pour corruption de Sami Bebawi, ancien supérieur de Riadh Ben Aïssa chez SNC-Lavalin.

Les milliers de pages de preuve déposées à la cour dans ce dossier et dans le cadre des autres procédures criminelles découlant des enquêtes sur SNC-Lavalin donnent raison au banquier : un tel montage financier était une pratique courante.

La Presse a recensé 15 paradis fiscaux cités dans la vaste preuve amassée lors des enquêtes policières menées sur les pots-de-vin versés par SNC-Lavalin entre 2000 et 2011 en lien avec la Libye, le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et la Société des ponts fédéraux.

Le modus operandi était chaque fois presque identique. Une personne qui voulait recevoir secrètement des pots-de-vin se créait d’abord une société coquille dans un pays où régnait le secret d’affaires, c’est-à-dire un pays où le bénéficiaire d’une entreprise peut demeurer confidentiel, comme le Panamá ou les îles Vierges britanniques.

Un avocat suisse spécialiste en la matière a expliqué au procès de Sami Bebawi que des consultants établis dans les Caraïbes peuvent vous vendre une telle coquille pour 1500 $.

Ils vous fourniront un président de pacotille qui sera son visage officiel, ainsi qu’une adresse postale. Votre nom en tant que bénéficiaire demeurera secret.

La société coquille s’ouvrait ensuite un compte dans un pays où le secret bancaire est très fort et rend difficile la divulgation d’information sur les finances d’un client, comme la Suisse ou Malte.

La personne empochait ses millions et les redirigeait souvent ensuite vers un territoire accueillant où le fisc ne l’embêterait pas trop, notamment Monaco, les Bahamas ou les îles Anglo-Normandes comme Jersey et Guernesey.

Mystérieux « agents commerciaux »

Chez SNC-Lavalin, l’usage de ces circuits à des fins de corruption était facilité par l’habitude de l’entreprise d’engager des « agents commerciaux » pour l’aider à gagner des contrats dans les pays où elle n’avait pas de présence permanente.

La preuve exposée au procès de Sami Bebawi a montré que ces représentants commerciaux se cachaient parfois derrière des sociétés coquilles et demandaient à ce que leur paye soit versée dans les paradis fiscaux. Des cadres ont avoué en cour avoir posé peu de questions sur l’identité et les activités de ces agents.

L’un des agents a carrément dit à la GRC que sa principale tâche était de prendre l’argent de SNC-Lavalin et de le transférer à des bénéficiaires qui désiraient demeurer dans l’ombre.

Comment savoir alors s’il s’agissait de destinataires légitimes et non pas de dirigeants politiques ou de fonctionnaires corrompus ?

Comme l’avaient découvert les procureurs suisses, Riadh Ben Aïssa avait été jusqu’à embaucher au nom de SNC-Lavalin une entreprise qui devait agir comme « agent commercial », sans préciser dans le contrat d’embauche qu’il était lui-même secrètement le propriétaire de cette entreprise à travers une société coquille.

Il s’est donc arrangé pour que son entreprise personnelle se fasse payer plus de 100 millions de dollars par SNC-Lavalin, une somme dont il a ensuite pu disposer à sa guise. Une partie a servi à acheter un yacht au fils du dictateur Mouammar Kadhafi.

Le bateau devait être enregistré à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un paradis fiscal qui sert de pavillon de complaisance pour les entreprises maritimes.

Impossible sans la finance offshore

« La finance offshore est un catalyseur pour ce genre de choses », affirme le professeur Arthur Cockfield, spécialiste de la fiscalité et des crimes financiers à l’Université Queen’s.

« Sans le monde de la finance offshore, beaucoup de ces choses ne seraient pas possibles. Ce monde permet aux escrocs de cacher l’argent dans un endroit où leur gouvernement ne pourra pas le trouver », affirme le professeur, qui a déjà été conseiller pour l’OCDE et les Nations unies.

La capacité de mener ses affaires sous le sceau du secret peut faire tomber les inhibitions de bien des gens qui auraient normalement peur d’enfreindre la loi, ajoute Lyne Latulippe, professeure titulaire à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

À partir du moment où on a un doigt là-dedans et qu’on voit à quel point les risques sont relativement faibles de se faire prendre parce que l’opacité fonctionne vraiment, ça ne m’étonne pas que des gens décident de tirer profit de ces structures-là.

La professeure Lyne Latulippe

Jinyan Li, professeure de fiscalité à l’Université York, affirme de son côté que les contrôles se sont resserrés en la matière ces dernières années, mais que le laisser-faire était plus criant au début des années 2000.

« Pendant les années concernées par l’affaire SNC-Lavalin, l’administration fiscale d’aucun pays n’avait la capacité d’obtenir des informations d’un autre pays en l’absence d’un traité fiscal. Aucun traité n’existait avec le Panamá », souligne-t-elle.

« Facteur de risque numéro un »

Le stratagème exposé au procès de Sami Bebawi n’est « pas nouveau », selon Jonathan Légaré, ancien enquêteur de la GRC qui a aussi travaillé à la commission Charbonneau avant de fonder le Groupe Vidocq, une firme privée spécialisée dans les enquêtes et le renseignement.

« Ce n’est pas une création de SNC-Lavalin, c’est un stratagème connu de tous au niveau international », dit-il.

« Depuis cinq à dix ans, il y a une discussion ouverte dans le milieu. C’est connu que le paiement d’agents dans des juridictions opaques pour des marchés particuliers, c’est le facteur de risque numéro un pour la corruption d’agents publics étrangers », explique le spécialiste des crimes économiques.

Des entreprises multinationales ont été épinglées par les autorités et ont écopé de lourdes pénalités en raison de stratagèmes du genre. Les gestionnaires doivent y prendre garde, selon lui.

Si un fournisseur de service est dans un endroit X et qu’il demande d’être payé dans un endroit Y, et que cet endroit est de surcroît une juridiction opaque et un paradis fiscal, un bon gestionnaire devrait poser des questions.

Jonathan Légaré, fondateur du Groupe Vidocq

« Faire autrement, et continuer à naviguer dans le brouillard, surtout dans une industrie à risque comme le génie-conseil, c’est au mieux de la négligence, voire une forme d’aveuglement volontaire qui peut aller jusqu’à la complicité », affirme l’enquêteur d’expérience.

Débat de société réclamé

Le philosophe Alain Deneault, auteur du livre Paradis fiscaux : la filière canadienne, croit que la facilité avec laquelle certains gens d’affaires se tournent vers ces outils devrait inquiéter la population.

« Il faut se demander ce que ça veut dire, vivre dans un monde où les paradis fiscaux sont devenus une chose banale, à un tel point qu’on l’enseigne dans les écoles de commerce. On se demande pourquoi on n’arrive plus à financer nos écoles et nos hôpitaux : c’est parce que l’argent est là-bas et il n’est pas imposé », dit-il.

« La question devra être posée un jour : pourquoi on laisse ce système exister ? Il est antidémocratique, et il est contre l’État de droit. C’est un système qui permet de s’affranchir de l’État de droit », déplore-t-il.

Des acteurs qui adorent les paradis fiscaux*

Riadh Ben Aïssa

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Riadh Ben Aïssa en 2015

Ancien cadre de SNC-Lavalin qui a organisé le versement de pots-de-vin à Saadi Kadhafi et Arthur Porter, en plus de détourner des dizaines de millions vers ses comptes personnels et ceux de son supérieur Sami Bebawi

> Sociétés coquilles : îles Vierges britanniques et Panamá
> Comptes bancaires : Suisse et Luxembourg
> Projets d’investissements : Monaco

Sami Bebawi

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Sami Bebawi en février dernier

Ancien cadre de SNC-Lavalin qui a reçu 26 millions de son subalterne dans ses comptes bancaires en lien avec des contrats en Libye

> Compte bancaire : Suisse
> Projets d’investissements : Guernesey et Jersey

Saadi Kadhafi

PHOTO MAHMUD TURKIA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Saadi Kadhafi en 2010

Fils du dictateur libyen Mouammar Kadhafi ayant reçu des millions en pots-de-vin de SNC-Lavalin

> Sociétés coquilles : Bahamas et îles Vierges britanniques
> Compte bancaire : Malte
> Projets d’investissements : Saint-Vincent-et-les-Grenadines

Slim Chiboub

PHOTO MOHAMED KHALIL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Slim Chiboub en 2016

Gendre du président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali qui a reçu un million d’euros en remerciement pour son aide dans l’établissement de liens entre SNC-Lavalin et Saadi Kadhafi

> Sociétés coquilles : île de Man et Panamá
> Compte bancaire : Suisse

Arthur Porter

PHOTO RÉMI LEMÉE, ARCHIVES LA PRESSE

Arthur Porter en 2004

Directeur du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) qui a reçu plus de 10 millions en pots-de-vin pour avoir truqué un appel d’offres en faveur de SNC-Lavalin

> Société coquille : Bahamas
> Compte bancaire : Suisse/Bahamas
> Projets d’investissements : Bahamas, Saint-Kitts-et-Nevis

Yanai Elbaz

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Yanai Elbaz en 2017

Ancien cadre du CUSM qui a reçu 10 millions en pots-de-vin pour son aide dans le trucage de l’appel d’offres

> Société coquille : Bahamas
> Compte bancaire : Suisse
> Projets d’investissements : Hong Kong, Chypre

Michel Fournier

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Michel Fournier en 2017

Ancien directeur de la Société des ponts fédéraux du Canada qui a reçu 2,3 millions en pots-de-vin pour avoir truqué un appel d’offres en faveur de SNC-Lavalin

> Société coquille : îles Vierges britanniques
> Compte bancaire : Suisse

Pierre Assioun

Consultant qui a avoué à la GRC servir de conduit pour des paiements de SNC-Lavalin à des personnes qui désiraient demeurer anonymes, notamment Michel Fournier

> Société coquille : Liban
> Compte bancaire : Suisse

* Certains de ces pays et territoires ont resserré leurs contrôles pour ne plus être considérés comme des paradis fiscaux, ces dernières années. Mais à l’époque des stratagèmes découverts chez SNC-Lavalin, entre 1999 et 2011, différents organismes internationaux classaient les États identifiés dans notre liste comme des pays ou territoires problématiques en raison du secret bancaire, du secret commercial ou de taux d’imposition extrêmement faibles.