Vols de renseignements chez Desjardins, absence de gingembre dans le ginger ale, rupture de la digue à Sainte-Marthe-sur-le-Lac : les actions collectives — couramment appelés recours collectifs — se multiplient au Québec et engorgent les tribunaux. L’émergence de cette « industrie » lucrative préoccupe le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, qui suggère à Québec de légiférer pour imposer des limites aux honoraires des avocats. UN DOSSIER DE LOUIS-SAMUEL PERRON

Un « fardeau » pour le système judiciaire

Un scandale éclate dans les médias : le président du Mouvement Desjardins dévoile le vol des renseignements personnels de 2,9 millions de membres. C’est la ruée vers la demande d’action collective. Premier arrivé, premier servi. Des millions de dollars sont en jeu pour les avocats. Malgré leurs énormes bienfaits, la popularité des actions collectives au Québec met sous pression notre système judiciaire, déjà plombé par des délais importants.

« Ça me demande beaucoup, beaucoup, beaucoup de ressources », soupire le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, Jacques R. Fournier, en entrevue avec La Presse dans son vaste bureau au dernier étage du palais de justice de Montréal. Depuis 2015, près de 80 demandes d’autorisation sont déposées chaque année au Québec. Ces causes complexes durent des années et grugent les ressources judiciaires. Pas moins de 537 dossiers étaient actifs au Québec l’an dernier, selon le Fonds d’aide aux actions collectives.

L’équivalent de 35 juges

Le juge en chef calcule à voix haute. Ces actions prennent environ 20 jours d’audience. Traiter en moyenne 200 actions collectives nécessite donc l’équivalent du temps de « banc » de 35 juges par année, évalue-t-il. Or, il n’y a qu’environ 200 juges à la Cour supérieure du Québec pour traiter tous les dossiers civils et criminels. Depuis l’automne, une équipe spécialisée de 10 juges de la Cour supérieure se consacre uniquement à l’étape des autorisations et des clôtures d’actions collectives pour réduire ces délais. Une initiative appréciée par les acteurs du milieu interrogés par La Presse.

Il y a un « engorgement rapide » des tribunaux depuis environ quatre ans, constate Me Sylvie Rodrigue, associée au cabinet Torys LLP, qui œuvre depuis 26 ans en défense dans des dossiers d’action collective. L’avocate montre du doigt les critères devenus « excessivement libéraux » pour autoriser les actions collectives qui ont provoqué une chute du nombre de règlements avant le procès. « Plus la barre est basse, moins les défendeurs règlent », dit-elle.

Le gouvernement québécois devrait modifier la loi pour simplifier les procédures afin de « traiter en urgence » ces causes, plaide Me Pierre-Claude Lafond, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal. 

C’est déplorable que certaines actions prennent 10, 15, 20 ans avant qu’on connaisse leur issue. Et pendant tout ce temps, les citoyens ne touchent pas d’indemnité et des gens meurent.

Me Pierre-Claude Lafond, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal

Les 100 000 victimes des cigarettiers, par exemple, n’ont toujours pas été indemnisées après 21 ans de processus judiciaire.

« Ça ne peut pas continuer, à moins que le législateur ne décide d’abolir l’étape de l’autorisation », affirme Me Sylvie Rodrigue. Une idée audacieuse déjà évoquée par la Cour d’appel du Québec en octobre 2016. L’étape de l’autorisation provoque un « engorgement difficilement supportable » des tribunaux et représente un « déploiement d’efforts sans proportion avec le résultat atteint », concluait la juge Marie-France Bich. Elle reprenait dans jugement l’expression péjorative « chasseurs d’ambulance » parfois accolée aux avocats spécialisés en actions collectives.

Sans se prononcer sur la suggestion de la juge Bich, le juge en chef de la Cour supérieure déplore que l’action collective soit devenue un « fardeau » pour le système judiciaire et ne débouche parfois que sur de faibles indemnisations pour les membres du recours.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Jacques R. Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

Je crois beaucoup au recours collectif comme mode d’accès à la justice. Mais j’ai une certaine réticence avec des recours, […] en termes de rendement pour le système judiciaire, où l’on sait pertinemment que le montant per capita va être tellement bas que personne ne va se donner le temps de le réclamer.

Jacques R. Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

« Alors là, ceux qui en profitent sont le Fonds d’aide [aux actions collectives], des organismes d’aide aux consommateurs et les bureaux d’avocats qui reçoivent de forts pourcentages », dénonce le juge en chef en entrevue.

« C’est devenu un marché. Un marché lucratif. Les avocats ont compris que c’était une façon de faire de l’argent », tranche Me Pierre-Claude Lafond. L’expert en droit des actions collectives s’inquiète de l’émergence de nouveaux cabinets d’avocats inexpérimentés qui « tirent sur tout ce qui bouge » et qui sont « peut-être là pour s’enrichir ».

Un « marché lucratif »

Frais de remboursement anticipé d’un prêt hypothécaire, durée de vie limitée des produits Apple, publicité trompeuse du Canada Dry : Me Joey Zukran mène de front plus d’une vingtaine de dossiers d’action collective, même s’il est le seul avocat de son cabinet LPC Avocats. Il se défend de déposer des demandes d’autorisation d’action collective frivoles.

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Me Joey Zukran, du cabinet LPC Avocats

J’ai plus de 20 actions collectives. Je n’ai aucun intérêt à prendre un dossier qui n’est pas bien fondé. Ça coûte cher à mener !

Me Joey Zukran, du cabinet LPC Avocats

Il défend bec et ongles sa demande d’autorisation d’action collective largement médiatisée visant le fabricant du soda Canada Dry pour son slogan « fait avec du vrai gingembre ». « Le dossier a été réglé aux États-Unis pour des dizaines de millions de dollars », explique-t-il.

L’avocat, qui pratique depuis 2016, explique être motivé en partie par l’argent, mais surtout par les gains obtenus pour les consommateurs. « Les entreprises changent leurs pratiques. Ça donne une grande satisfaction. »

L’action collective a « mauvaise presse »

Des dizaines de dossiers s’entassent pêle-mêle sur le bureau de Me Bruce Johnston, associé au cabinet Trudel Johnston & Lespérance. Derrière sa chaise, une large carte topographique tirée d’un dossier est collée sur un cadre. L’avocat se consacre depuis des années à des causes médiatisées, comme l’action collective contre les cigarettiers et l’action inédite du groupe Les Courageuses contre Gilbert Rozon pour harcèlement et agression sexuelle.

Son cabinet ne perd pas son temps avec des actions collectives qui ne peuvent être gagnées, assure-t-il. Ce « fantastique outil d’accès à la justice » a toutefois « mauvaise presse », observe-t-il. « Il y a souvent la perception que ce sont les avocats qui y trouvent leur compte », regrette Me Johnston.

L’avocat d’expérience est préoccupé par les pratiques de certains confrères qui peuvent « nuire à la réputation du recours collectif ». Il cite le type de pratique axée sur le « règlement rapide » sans volonté de plaider le dossier en procès. « C’est clair que l’avocat est en conflit d’intérêts, parce qu’il peut être appelé à privilégier ses intérêts économiques par rapport aux intérêts des membres qu’il représente. Ça, c’est un problème pour nous », plaide-t-il.

2000 $ de l’heure

Les avocats qui pilotent des dossiers d’action collective prennent le risque de ne pas être payés en cas d’échec, mais touchent le pactole en cas de règlement. Leurs honoraires s’élèvent parfois à des millions de dollars pour quelques centaines d’heures de travail, l’équivalent de 2000 $ de l’heure dans certains cas.

Dans les dernières années, au Québec, les avocats ont obtenu en moyenne 27 % des sommes versées, selon une étude du Laboratoire sur les actions collectives de l’Université de Montréal. Certains décrochent toutefois de 30 à 33 %, la limite supérieure accordée par les tribunaux pour respecter le code de déontologie des avocats.

Pour être entérinés par un juge, les honoraires doivent être considérés comme étant justes et raisonnables. Jusqu’à récemment, cette étape était pratiquement automatique. C’est pourquoi le refus de la juge Claudine Roy de verser des millions de dollars à un cabinet dans un dossier impliquant différentes banques, il y a deux ans, a eu l’effet d’une bombe dans le milieu judiciaire.

« Les tribunaux doivent être vigilants pour éviter que l’action collective ne devienne qu’une source d’enrichissement pour les avocats en demande et une source de financement pour des organisations sans but lucratif », écrivait en 2017 la juge de la Cour supérieure qui siège maintenant à la Cour d’appel.

Même refus, il y a six mois, dans le dossier de la légionellose à Québec. Le juge Clément Samson, de la Cour supérieure, a réduit presque de moitié les honoraires « déraisonnables » exigés par les avocats en demande pour remettre ces centaines de milliers de dollars aux victimes de la légionellose. Le juge déplorait dans sa décision l’absence de « barème » ou de « ligne directrice ». « Le législateur n’a pas outillé le juge placé dans une telle situation », soutenait-il.

En entrevue, le juge en chef de la Cour supérieure, Jacques R. Fournier, suggère que le gouvernement pourrait « imposer des maximums ou des minimums » pour mettre fin aux abus. À moins de changements législatifs, les juges doivent « s’inscrire dans une lignée de précédents » et ne peuvent appliquer des changements sur un « coup de tête », explique-t-il.

« S’ils veulent nous donner des outils législatifs à ce niveau-là, bien d’accord. Je pense aussi que des fois, c’est peut-être beaucoup pour l’effort qui a été mis [par les avocats] », soutient le juge en chef. 

Qu’on nous donne des outils pour mettre des balises. Mais je ne pense pas que c’est à nous de le faire.

Jacques R. Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

« Le juge est souvent mal outillé pour remettre en cause l’entente intervenue. Les juges ont eu un malaise généralisé par rapport à cet exercice », analyse la professeure de droit à l’Université de Montréal, Catherine Piché. Oui, les honoraires des avocats sont parfois faramineux, concède-t-elle. Mais ce système permet tout de même de compenser les membres dans une « large mesure », analyse la directrice du Laboratoire sur les actions collectives.

Les honoraires des avocats ne sont pas exagérés, selon Me Jeff Orenstein, avocat au cabinet Groupe de droit des Consommateurs (Consumer Law Group). « Les grosses sociétés embauchent les meilleurs avocats des meilleures firmes. Si vous voulez compétitionner, vous devez avoir de bons avocats. Et pour ça, ils doivent être compensés suffisamment », soutient-il.

Le système fonctionne bien, assure Me Josiane Fréchette, avocate chez Option consommateurs, un organisme sans but lucratif qui mène de front des actions collectives. « Ça ne marche pas à 100 %, mais ça donne de très bons résultats. Ça permet une accessibilité à la justice qui ne serait pas là autrement et d’avoir une certaine conscientisation auprès des commerçants », maintient-elle.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

En chiffres

1306 : nombre de dossiers d’actions collectives déposés au Québec entre janvier 1993 et juillet 2017, contre 1459 en Ontario au cours de la même période

L’action collective québécoise permet de compenser les gens. C’est positif. Est-ce parfait ? Non. C’est un instrument de justice collective imparfait, le groupe de victimes n’est pas compensé à 100 %. C’est une minorité des dossiers dans lesquels on réussit à compenser tout le monde.

Me Catherine Piché, en entrevue

83 % des actions collectives se sont conclues par un règlement depuis 25 ans au Québec

61 % des actions collectives se règlent avant l’étape de l’autorisation

2 ans et 185 jours : Durée moyenne pour obtenir l’autorisation d’une action collective au Québec

Les délais ont une importance, parce qu’ils ont le potentiel d’influencer les droits des parties. Plus le temps passe, plus la probabilité et le niveau de compensation diminuent. Les informations des membres ont un plus grand risque d’être perdues et les membres peuvent déménager ou mourir.

Extrait de l’étude de la directrice du Laboratoire sur les actions collectives, Catherine Piché

71 Nombre d’actions collectives qui ont fait l’objet d’un procès entre 1993 et 2017 au Québec pour une durée moyenne de plus de sept ans de procédures

71 % des actions collectives sont autorisées après les appels

960 540 $ Montant médian versé par les défendeurs sur un échantillon de 135 dossiers

12 millions Somme versée par le gouvernement fédéral à deux cabinets canadiens dans le règlement pour le harcèlement sexuel à la Gendarmerie royale du Canada

L’action collective contre les cigarettiers (Imperial Tobacco, Rothmans Benson & Hedges et JTI-Macdonald) est certainement la cause phare de ce type d’action judiciaire. Mais après une saga judiciaire de 21 ans, les fumeurs et ex-fumeurs québécois qui ont développé une maladie liée au tabagisme (cancer du poumon, cancer de la gorge et emphysème) n’ont toujours pas touché un cent, malgré une décision favorable de la Cour d’appel en mars dernier. Résumé en chiffres. - 13,8 milliards en dommages - 100 000 victimes - 253 jours de procès 76 témoins - 1998, date de dépôt de la demande d’autorisation 2005, date de l’autorisation Source : Me Catherine Piché, directrice du Laboratoire sur les actions collectives — Avec la collaboration de Simon-Olivier Lorange, La Presse

L’action collective décortiquée

Pas une semaine ne passe dans l’actualité sans qu’une action collective fasse les manchettes, que ce soit à l’endroit d’une congrégation religieuse, d’un constructeur automobile ou d’un fabricant de téléphones. Explications.

Qu’est-ce qu’une action collective ?

C’est essentiellement une procédure judiciaire qui permet à un représentant de poursuivre collectivement des personnes, des entreprises, des villes ou des gouvernements, au nom d’un groupe de personnes qui partagent le même problème. Ainsi, des centaines, voire des milliers de particuliers, peuvent être indemnisés sans avoir eu à mener individuellement une action en justice contre les fautifs. Outre l’indemnisation des victimes, l’action collective a un objectif de dissuasion des comportements. Jusqu’à la réforme du Code de procédure civile en 2016, l’action collective s’appelait « recours collectif ».

Comment se déroulent les procédures ?

Avant le procès, l’action collective doit être autorisée par un juge de la Cour supérieure du Québec. Cette étape permet de filtrer les demandes frivoles ou sans fondement. La sévérité des critères d’évaluation a beaucoup fluctué depuis la création de l’action collective en 1978. De récentes décisions du plus haut tribunal de la province obligent les juges à interpréter ces critères de façon « souple, libérale et généreuse ». Une fois qu’une action collective est autorisée, un procès civil somme tout classique se déroule devant un juge. Si le magistrat tranche en faveur des victimes, celles-ci peuvent être indemnisées. Pour ce faire, elles doivent réclamer leur dû auprès d’un administrateur. Notons qu’à tout moment pendant le processus judiciaire, les parties peuvent présenter au juge un règlement.

Les victimes sont-elles suffisamment indemnisées ?

Tout dépend du règlement ou du jugement. Dans certains cas, les membres du groupe mettent facilement la main sur leur indemnité, comme dans le dossier de la mousse de polyuréthane. Les victimes n’avaient qu’à photographier l’étiquette ou la facture d’un de leurs meubles rembourrés avec cette mousse. Le versement d’un coupon-rabais est toutefois critiqué par les experts, parce qu’il oblige la victime à faire affaire avec l’entreprise fautive. « Ça devrait être interdit, ou du moins mieux encadré par le législateur », plaide le professeur de droit Pierre-Claude Lafond. On demande parfois aux consommateurs lésés de présenter des factures pour des achats effectués il y a plus d’une décennie, déplore Me Lafond. « Si on fait ça, les gens n’auront jamais aucune compensation. Il faut assouplir les exigences », soutient l’expert.

Comment les avocats sont-ils payés ?

Les avocats du représentant de l’action collective ne sont généralement pas payés pour chaque heure travaillée comme en droit des affaires, par exemple. Ils acceptent de mener le dossier sans rémunération, parfois pendant des années, en échange d’un pourcentage des sommes totales versées par les fautifs. Ces honoraires varient entre 15 et 30 %, selon une série de facteurs. Mais si l’action collective est rejetée, les avocats se retrouvent les mains vides. Les tribunaux observent depuis quelques années une augmentation des honoraires, auxquels s’ajoutent les frais d’experts et d’administration.

Que fait le Fonds d’aide aux actions collectives ?

Cet organisme qui relève du gouvernement québécois finance chaque année plus d’une centaine d’actions collectives, tant à l’étape de l’autorisation qu’au procès. En 2017-2018, plus de 40 % des actions collectives actives au Québec (230) avaient obtenu de l’aide du Fonds. Plus de 2 millions de dollars ont été versés l’an dernier. Les avocats se tournent surtout vers le Fonds pour payer les expertises, de plus en plus coûteuses. « Le risque est pris entièrement par le Fonds. Si c’est perdu, c’est nous qui payons les frais de justice des défendeurs », explique la secrétaire du Fonds, Me Frikia Belogbi. Depuis 2011, le Fonds ne touche plus de subvention et subsiste par les montants restants des règlements — le reliquat — des actions collectives. Le recours pour dédommager les femmes qui ont dû payer pour subir un avortement a permis à lui seul d’amasser 6,5 millions de dollars en 2011. « Beaucoup de femmes n’ont pas voulu réclamer d’argent. Ça a permis au Fonds d’avoir un montant considérable », explique Me Belogbi.