Les crimes et incidents haineux comptabilisés au Québec ne sont que la « pointe de l’iceberg » d’un phénomène beaucoup plus large, selon un chercheur rattaché au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence.

« C’est difficile à évaluer précisément, mais mon impression est qu’il y a quasiment 90 % du phénomène qui n’est pas mesuré », affirme Benjamin Ducol, responsable de la recherche pour le centre. Selon lui, cette sous-estimation fait en sorte qu’il est impossible de se fier aux statistiques pour comprendre l’évolution des crimes haineux au Québec, a fortiori pour intervenir efficacement pour les contrer et protéger les victimes.

Deux indices font dire à Benjamin Ducol que les crimes haineux sont massivement sous-estimés au Québec. Le premier est qu’il y a eu 489 crimes haineux rapportés à la police au Québec en 2017, ce qui veut dire qu’ils ne toucheraient que 0,006 % de la population. Or, en Angleterre et au pays de Galles, on a rapporté la même année 94 098 crimes haineux pour une population de 59 millions d’habitants, soit un taux de 0,16 %. C’est 27 fois plus que chez nous.

« Soit nos amis britanniques sont extrêmement haineux, soit on a un problème de mesure chez nous. » — Benjamin Ducol, chercheur rattaché au Centre de la prévention de la radicalisation menant à la violence

Pour en avoir le cœur net, son groupe de recherche a mené un sondage auprès de 1843 Québécois formant un échantillon représentatif de l’ensemble de la population. Résultat : 0,7 % des Québécois ont rapporté avoir subi un tel crime, un taux 100 fois plus élevé que ne le disent les statistiques officielles.

Sous-déclaration, sous-enregistrement

Que se passe-t-il ? M. Ducol estime que deux phénomènes sont à l’œuvre. Le premier est le sous-signalement des crimes haineux. Pour toutes sortes de raisons, qui vont de la crainte de ne pas être cru à de mauvaises expériences passées avec la police, bien des victimes préféreraient se taire plutôt que d’aller cogner à la porte des policiers pour rapporter un crime.

« On sait qu’à Montréal, une des populations particulièrement ciblées par les incidents haineux est les travailleurs du sexe trans, illustre M. Duclos. Or, ce sont des gens qui ont énormément de conflits avec les autorités policières. On comprend qu’ils n’auront pas tendance à aller signaler une victimisation auprès de ces autorités », dit-il.

Les incidents haineux – des actes comme des insultes ou des graffitis haineux, mais qui ne correspondent pas à la définition de crimes – sont sans doute encore plus sous-déclarés, de nombreuses victimes jugeant qu’il ne vaut pas la peine de les rapporter. Le fait qu’une partie de ces actes se produisent en ligne les rend aussi plus difficiles à cerner.

Le deuxième problème est le sous-enregistrement. Lorsqu’une plainte est bel et bien déposée, il est loin d’être sûr que les policiers la catégoriseront comme un acte haineux.

« Il y a des pratiques variables, par exemple entre deux policiers qui n’ont pas la même sensibilité ou qui n’ont pas été formés de la même manière », avance M. Ducol.

Le Royaume-Uni s'attaque au problème

Le chercheur affirme que le Royaume-Uni est l’un des seuls endroits où on s’est rendu compte que les crimes haineux échappaient au radar des autorités et où on s’est attaqué au problème. Les policiers ont été formés et des campagnes publiques ont été lancées pour inciter les victimes à déclarer les actes.

Benjamin Ducol estime qu’il est urgent de faire la même chose ici. Il soupçonne toutefois que la volonté politique de le faire est faible.

« Un truc qui bloque certaines villes ou certaines institutions à mieux mesurer, c’est qu’elles ont peur qu’on vienne ensuite leur dire qu’il y a une hausse. » — Benjamin Ducol

« Imaginez qu’on commence à mieux mesurer [le phénomène] au Québec et qu’on trouve beaucoup plus de crimes haineux. Les gens vont dire : “Ah, le Québec ! C’est incroyable comme les gens sont plus racistes !” Alors que ça voudra peut-être seulement dire que la province a été meilleure, collectivement, à mesurer ces actes. »

Devant les vrais chiffres, serait-il plus difficile de soutenir qu’il n’y a pas d’islamophobie au Québec, comme l’ont affirmé par exemple le premier ministre François Legault et d’autres commentateurs ?

« C’est vrai qu’actuellement, on peut dire tout et n’importe quoi, tellement les chiffres sont mineurs », dit-il. Benjamin Ducol soutient par ailleurs qu’on ne peut pas non plus se fier aux statistiques qui montrent que les crimes et incidents haineux sont en forte hausse au Québec depuis quelques années (184 crimes rapportés en 2013, contre 489 en 2017).

« L’échantillon de base est tellement minime que ça ne veut rien dire, dit-il. La hausse, à mon avis, montre seulement un meilleur enregistrement des crimes haineux ». Selon lui, il est « presque absurde de publier des données quand on sait qu’elles ne sont pas représentatives ».

Le chercheur soutient qu’au bout du compte, de meilleures mesures des crimes haineux serviraient les victimes. « Prendre toute la réalité du phénomène permettrait concrètement de réfléchir à des mesures politiques et institutionnelles, dit-il. Notre sondage, par exemple, montre qu’une grande partie des actes a lieu dans l’espace public. Mon hypothèse est que le métro est propice à ce genre d’incidents. Si on le confirme, on peut alors faire des campagnes avec la STM, du genre : les crimes haineux dans le métro, c’est non. On peut cibler les actions. »

Principaux motifs de crimes haineux rapportés par les victimes (dans l’ordre)

Ethnicité Orientation sexuelle Religion Statut social Handicap physique ou intellectuel Couleur de la peau Orientation politique Apparence Sexe

Source : sondage mené par la firme Vox Pop Labs pour le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence