Ils se côtoient depuis 20 ans, dans le quartier Côte-des-Neiges, leurs maisons cossues distantes de quelques mètres seulement. Mais le gouffre qui les sépare est tellement profond que les voisins se sont retrouvés devant un juge de la Cour supérieure, pendant trois jours, pour raconter comment ils s’empoisonnent la vie mutuellement.

La chicane coûtera cher aux deux parties en frais d’avocats. En plus, le couple poursuivi, des médecins spécialistes, réclame un dédommagement de 30 000 $ pour les trois journées passées en cour – 5000 $ par jour chacun, soit le montant des revenus perdus parce qu’ils n’ont pas pu travailler pendant ces trois jours.

Le juge André Roy, qui a entendu la cause en décembre dernier, a déploré d’avoir à trancher une telle affaire découlant d’une simple bisbille entre voisins, qui a dégénéré au point de provoquer chez les protagonistes de l’anxiété, des crises de panique, de la peur et des accusations d’intimidation et de harcèlement.

À l’origine du conflit : une parcelle de terrain de 23 cm de largeur sur 28 m de longueur, qui sépare les voisins, et un acte de servitude datant de 1937 qui en encadre l’accès.

D’un côté, les poursuivants : Christophe Brun, enseignant, et sa conjointe, Dalila Benhaberou, traductrice, qui exploite un gîte touristique. De l’autre, les poursuivis : Anne Des Roches et Louis Paradis, deux médecins allergologues.

Entre leurs deux maisons : un mur d’animosité qui semble devenu infranchissable, au point où les voisins se parlent par avocats interposés pour régler de simples questions d’intendance.

La Cour se déplace

« J’ai des crises de panique et d’angoisse, je ne dors plus la nuit », a confié Mme Benhaberou au cours de son témoignage, des sanglots dans la voix. « J’ai dû consulter pour avoir de l’aide professionnelle. J’ai du mal à me concentrer et ça a un lourd impact financier. »

« On a été forcés de faire cette poursuite, mais on pensait que ça s’arrangerait, qu’on pourrait se parler », a-t-elle ajouté. 

« Ça fait 25 ans qu’on se connaît, on a vu grandir leurs enfants. Pour une simple demande, me faire répondre par une lettre d’avocat, ce n’est pas ma conception des relations de bon voisinage. » — Dalila Benhaberou

« Nous devons nous défendre contre une poursuite qui nous cause beaucoup de stress, alors qu’on a autre chose à faire dans la vie », a rétorqué Anne Des Roches devant le tribunal.

Ils demandent au tribunal de clarifier les règles du contrat de servitude, mais ont aussi déballé devant le juge, qui les a patiemment écoutés, toutes leurs récriminations et frustrations, racontant en détail leurs multiples prises de bec. Le juge Roy et le personnel judiciaire se sont même déplacés sur les lieux, pour visiter les deux propriétés, afin de bien comprendre les enjeux soulevés.

La maison de Mme Benhaberou et de M. Brun a été construite, dans les années 30, à l’extrême limite de leur terrain. Pour entretenir le mur latéral de leur résidence, ils doivent se rendre sur le terrain de leurs voisins, ce qui a été prévu par un acte de servitude, qui stipule aussi que rien ne pourra être construit devant leurs fenêtres de côté, sur la parcelle litigieuse, pour éviter de leur bloquer la vue et la lumière.

« Un palier venait d’être franchi »

Leur poursuite vise à faire respecter leur droit d’accès. Mais ils se plaignent aussi d’arbres qui bloquent la lumière, d’une clôture trop opaque, de voitures mal stationnées, de plaintes non fondées à la police et aux autorités municipales destinées à les embêter, de leur voisin qui siffle constamment et d’un système de chauffage bruyant, notamment.

Mme Des Roches et M. Paradis, qui ont déposé leur propre poursuite en retour, soutiennent qu’ils sont victimes d’abus, d’intimidation et de harcèlement, parce qu’on leur demande des accès trop fréquents à leur terrain et qu’on exige sans relâche qu’ils coupent leurs arbres. Ils disent se sentir « épiés » dans leur intimité parce que les fenêtres donnant sur leur jardin sont recouvertes de pellicules miroir, et que les installations de communication et d’électricité sur le mur de la maison adjacente empiètent sur leur terrain.

Le couple de médecins réclamait à l’origine la fermeture du gîte exploité par Mme Benhaberou, mais cette demande a été retirée quand il a constaté qu’elle détenait un permis en règle.

Même si ses voisins ont renoncé à cette exigence, la traductrice a raconté avoir du mal à vivre avec ce conflit. « Je suis complètement dépassée d’être décrite comme une personne qui épie et harcèle. Je ne comprends pas comment on se retrouve dans cette situation », a-t-elle déploré.

Les deux couples ont raconté un épisode, en 2015, au cours duquel Christophe Brun a filmé Louis Paradis faisant des travaux près de sa haie, parce qu’il craignait des dommages à son système d’arrosage. Se sentant harcelé, M. Paradis est rentré prévenir sa femme, qui est sortie à son tour filmer l’« agression » commise par son voisin.

L’animosité est montée d’un cran des deux côtés à ce moment. « J’ai compris alors qu’un palier venait d’être franchi et qu’on ne pourrait plus se parler normalement », a témoigné Christophe Brun, en pleurs, ce qui a forcé le juge à suspendre l’audience.

Lors d’un autre événement, en 2003, Mme Des Roches a expliqué que son voisin avait tué avec un herbicide des plantes décoratives et comestibles plantées en bordure de leur terrain.

« J’arrivais de l’hôpital avec mon bébé, après avoir accouché, et je me suis retrouvée les pieds dans les pesticides, alors que l’on soupçonne qu’il s’agit de l’une des causes de leucémie chez les enfants. » — Anne Des Roches

Selon Mme Des Roches et son conjoint, leurs voisins n’ont jamais respecté l’intimité qu’ils souhaitent quand ils sont dans leur cour : comme le balcon arrière de Mme Benhaberou et de M. Brun surplombe leur terrain, ils les interpellaient continuellement et se permettaient des commentaires sur ce qu’ils avaient au menu, lors des repas pris à l’extérieur.

C’est pour cette raison que Louis Paradis, passionné d’horticulture – il a dit au juge qu’il avait dans son herbier « la moitié des plantes de Marie-Victorin » – , a planté des arbres, pour « créer un écran psychologique » entre sa famille et ses voisins.

Sa manœuvre a plutôt attisé le conflit, parce que ses vis-à-vis se plaignent que la végétation leur bloque la lumière et la vue.

Le juge appelle à la négociation

Le juge Roy a poliment sermonné les parties, soulignant que leur conflit aurait dû être réglé par la négociation.

« C’est un dossier qui criait pour une conférence de règlement à l’amiable. On aurait pu trouver une solution acceptable pour les deux parties, parce qu’il y en a, c’est évident. » — Le juge André Roy

« J’ai l’impression d’avoir affaire à des gens sophistiqués, intelligents, mais aux prises avec un conflit et une escalade », a ajouté le juge, suggérant aux deux parties d’aller s’asseoir ensemble, après la deuxième journée d’audience, pour tenter de nouveau de s’entendre « en étant raisonnables ».

Peu importe le jugement qu’il rendra, sur la base du contrat de servitude, il ne réglera pas le litige qui s’est envenimé, a-t-il souligné. « Votre conflit est beaucoup plus large. Je ne pourrai pas trouver de compromis pour l’atténuer. »

« Ça fait trois ans que mes clients veulent une conférence de règlement à l’amiable. Je crois encore qu’il peut y avoir un règlement », a souligné Me Élise Théorêt, qui représente M. Brun et Mme Benhaberou.

Les adversaires et leurs avocates sont effectivement allés discuter. Mais le lendemain, ils ont annoncé au juge qu’ils n’avaient pas trouvé de solution.

Le magistrat a pris l’affaire en délibéré. Son jugement est toujours attendu.

30 000 $ pour trois jours de revenus perdus ?

Les médecins poursuivis par leurs voisins demandent un dédommagement de 5000 $ par jour, chacun, pour abus de procédure, parce qu’ils ont dû se défendre en cour pendant trois jours et n’ont donc pas pu travailler. Total des pertes de revenus : 30 000 $. Preuves à l’appui, les deux allergologues ont démontré qu’ils touchent 5000 $ en honoraires de la Régie de l’assurance-maladie du Québec pour chaque journée à leur clinique pour enfants allergiques, à l’hôpital Sainte-Justine.

Devant le juge, Anne Des Roches a admis que la somme réclamée était un montant brut, et que son revenu net est en réalité moitié moindre, après déduction des impôts et autres frais. Il y a peu de chances qu’ils soient indemnisés pour les revenus perdus, même si le juge tranchait en leur faveur dans cette cause, selon Martine Valois, professeure de droit à l’Université de Montréal. « On ne peut pas condamner quelqu’un pour dommages parce qu’il a exercé son droit à la justice, ça ne tient pas la route », a-t-elle souligné.

Règlement à l’amiable : accordez-vous donc

Tous peuvent défendre leurs droits. Mais toutes les causes peuvent-elles se rendre devant un juge ? Même celles qui devraient se régler par la discussion ? Depuis 2016, l’article 1 du nouveau code de procédure civile prévoit que « les parties doivent considérer le recours aux modes privés de prévention et de règlement de leur différend avant de s’adresser aux tribunaux », en utilisant la négociation, la médiation ou l’arbitrage. Mais ces démarches sont volontaires. Malgré tout, « environ 90 % des recours en justice ne se rendent pas au procès, la majorité se règle hors cour », souligne Jean-François Roberge, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke. Le taux de règlement par la médiation privée ou les conférences de règlement à l’amiable, supervisées par un juge, est d’environ 80 %, dit-il. Mais sans obligation, « la partie ayant le plus de moyens financiers peut faire traîner les procédures, et l’autre partie risque de céder pour éviter les frais d’avocats, alors qu’en théorie, on devrait tous être égaux devant la justice », remarque Pierre Noreau, professeur de droit à l’Université de Montréal. « Quand ça s’étire, le litige devient une fin en soi. Plus tu paies, plus tu veux avoir raison, pour ne pas perdre la face. »