Le ministère de la Justice du Canada a dépensé au moins 5,7 millions de dollars en frais d’experts et d’avocats dans le dossier du prédicateur Adil Charkaoui depuis 2001, révèlent des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Des sommes supplémentaires « n’ont pas été rendues publiques à cause du secret professionnel », explique un porte-parole du Ministère, ce qui veut dire que les 5,7 millions cité ne représentent qu’une portion des dépenses totales engendrées par cette affaire.

Les frais divulgués par Ottawa concernent principalement deux dossiers :

• Le certificat de sécurité délivré par le gouvernement contre M. Charkaoui en 2003 parce qu’on le soupçonnait d’entretenir des liens avec Al-Qaïda, puis révoqué en 2009 par la Cour fédérale après qu’Ottawa eut refusé de dévoiler certaines preuves.

• La poursuite en dommages de quelque 26 millions intentée par le Montréalais contre le gouvernement du Canada en 2010 et qui n’est toujours pas réglée.

En raison de la complexité des affaires de sécurité nationale, un travail juridique considérable est parfois nécessaire.

Ian McLeod, porte-parole du ministère de la Justice

« Le gouvernement s’est engagé à mettre en place un système de justice équitable qui protège la sécurité nationale et tient les contrevenants responsables de leurs actes », poursuit M. McLeod, dans un courriel envoyé à La Presse pour expliquer les dépenses concernant M. Charkaoui.

Longue saga judiciaire

Adil Charkaoui a été arrêté en 2003 en vertu d’un certificat de sécurité, procédure légale permettant de détenir un non-citoyen si le Canada croit qu’il représente une menace à la sécurité nationale. Il a passé un peu moins de deux ans derrière les barreaux, puis a été contraint de porter un bracelet électronique.

Les agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) disaient avoir « des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation terroriste, s’était livré et continuerait de se livrer au terrorisme et constituait un danger pour la sécurité du Canada ».

La preuve a révélé qu’ils avaient notamment écouté ses conversations téléphoniques, caché un dispositif GPS dans sa voiture et écouté ses conversations dans son véhicule et son restaurant. Ils avaient aussi colligé des informations confidentielles reçues de la part d’informateurs au Canada ainsi que de sept agences établies dans quatre pays étrangers, dont le Maroc, pays natal de M. Charkaoui.

En 2009, la Cour fédérale a déterminé que, pour pouvoir se défendre, Adil Charkaoui devait avoir accès à certaines des informations le concernant gardées secrètes par le Canada.

Plutôt que de lui dévoiler ces preuves, les autorités canadiennes ont préféré les retirer du dossier de la Cour, ce qui a mené à sa libération.

L’année suivante, l’homme déposait une poursuite civile de 26 millions contre les autorités. L’affaire, qui n’a toujours pas été entendue sur le fond, s’est elle aussi retrouvée devant la Cour fédérale pour une question de divulgation de la preuve.

Encore une fois, M. Charkaoui a demandé l’accès à des documents gardés secrets par Ottawa.

Encore une fois, le gouvernement a refusé de les lui fournir pour des motifs de sécurité nationale.

L’affaire a été portée en appel, mais la démarche a ensuite été abandonnée par Ottawa. « Le gouvernement a produit à M. Charkaoui tous les documents dont la divulgation fut ordonnée par la Cour fédérale », indique le bureau du Procureur général du Canada.

Des excuses demandées

« Ça va faire presque 10 ans que j’ai intenté cette poursuite. Le gouvernement fédéral a préféré intenter des procédures – et là je vous dis ce que les différents avocats que j’ai consultés m’ont dit – pour que je lâche le morceau », dit Adil Charkaoui en entrevue avec La Presse.

« Vous m’apprenez qu’il y a eu des montants considérables [de dépensés]. Et pourtant, quand [mon avocate de l’époque] avait envoyé la première lettre [au gouvernement], tout ce que je demandais, c’était ma citoyenneté, des excuses du premier ministre, 1 $ symbolique et les honoraires des avocats », soutient M. Charkaoui, qui se représente maintenant seul faute d’argent.

Entre-temps, j’ai eu ma citoyenneté en 2014, mais je n’ai eu ni les excuses ni les montants.

Adil Charkaoui

Le Montréalais prévient qu’il ira jusqu’au bout. Des excuses du premier ministre, dit-il, pourraient toutefois l’inciter à revoir le montant de sa poursuite.

« Tant que ce dossier-là ne sera pas fermé par des excuses officielles du gouvernement, ma réputation ne sera jamais blanchie comme il faut. Notre objectif n’a jamais été d’aller chercher de gros montants d’argent. S’il y a des excuses du premier ministre en place, le montant qui est exigé ne le sera pas dans sa totalité. » — Avec William Leclerc, La Presse

Le fil des événements

1995 : Adil Charkaoui immigre au Canada avec ses parents.

Mai 2003 : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada de l’époque, Denis Coderre, autorise un certificat de sécurité contre Adil Charkaoui. La procédure vise à l’incarcérer et, ultimement, à le renvoyer dans son pays d’origine. Il est arrêté. Les autorités le soupçonnent d’avoir « participé à des camps d’entraînement d’Al-Qaïda, fréquenté des islamistes extrémistes, discuté de la planification d’attentats, mené des activités criminelles pour appuyer le djihad armé », et d’avoir le profil d’un « agent dormant », selon des documents judiciaires.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Après 22 mois d’incarcération, Adil Charkaoui est libéré le 18 février 2005.

2005 : Après 22 mois d’incarcération, M. Charkaoui est libéré, mais il doit respecter diverses conditions, dont un couvre-feu, l’interdiction de voyager, d’utiliser l’internet ou un téléphone cellulaire et le port d’un bracelet de surveillance électronique.

2007 et 2008 : Le dossier se retrouve devant la Cour suprême. Le tribunal juge inconstitutionnelles certaines dispositions des certificats de sécurité et donne un an au gouvernement pour revoir la loi, ce qui sera fait. La Cour rejette aussi une demande d’Adil Charkaoui de reconnaître qu’il est inconstitutionnel d’expulser quelqu’un vers un pays où il est susceptible d’être torturé.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Une juge de la Cour fédérale ordonne la libération complète d’Adil Charkaoui le 24 septembre 2009.

2009 : Une juge de la Cour fédérale ordonne la libération complète d’Adil Charkaoui. Ottawa retire de lui-même une partie de la preuve secrète que la juge lui avait demandé de rendre publique « compte tenu du préjudice possible à la sécurité nationale », reconnaissant du même coup que les informations subsistant au dossier ne sont pas suffisantes pour prouver la culpabilité du suspect.

2010 : M. Charkaoui dépose une poursuite de 26 millions contre le gouvernement du Canada. Il affirme qu’il y a eu des « lacunes fondamentales » dans la procédure contre lui et qu’il a été victime de « négligence et [de] mauvaise foi ». Pour prouver sa thèse, il réclame à nouveau l’accès à la preuve secrète amassée contre lui.

2014 : Il obtient sa citoyenneté canadienne. Dans un communiqué de presse, la Coalition Justice pour Adil Charkaoui parle d’une « admission définitive d’Ottawa » que les deux certificats de sécurité délivrés contre lui étaient « des erreurs » et un processus « fondamentalement injuste ».

2018 : La Cour fédérale ordonne au gouvernement de divulguer une partie des documents qu’il garde secrets au sujet d’Adil Charkaoui. Le bureau du Procureur général du Canada indique avoir remis tous les documents.