Comment un vétéran de l’Afghanistan souffrant de stress post-traumatique et de plusieurs problèmes physiques et psychologiques graves a-t-il pu se procurer légalement 18 armes à feu, alors que son médecin ne le croyait même plus apte à conduire une automobile ? C’est la question que pose la coroner qui a enquêté sur le suicide du militaire et dont La Presse a obtenu le rapport.

Cinq ans après la mort du sergent Claude Émond, le document met en lumière plusieurs lacunes dans le processus de délivrance du permis de possession d’armes. La coroner Alice Bélanger demande au Collège des médecins du Québec de revoir la manière dont ses membres évaluent l’aptitude d’un patient à posséder et à manipuler des armes à feu, en s’inspirant de ce qui est déjà en place pour la conduite automobile. Elle souligne à gros traits le rôle des professionnels de la santé, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), responsable de l’attribution des permis, et des Forces armées canadiennes dans cette affaire.

Des armes acquises légalement

Claude Émond s’est tué avec un pistolet le 1er septembre 2014. Il venait d’avoir une discussion au sujet de ses armes avec sa femme. Elle lui répétait souvent qu’elle était inquiète qu’il en possède autant. Ce jour-là, il lui a répondu qu’il allait « régler le problème ». Il a marché jusque dans sa chambre et il s’est suicidé.

Dans la maison, les policiers ont trouvé 3 pistolets, 12 carabines, 1 revolver et 2 fusils, tous acquis légalement. Aucun n’était entreposé adéquatement.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Sylvie Duchesne et Claude Émond

J’étais estomaquée qu’il ait le droit d’avoir tout ça. Il arrive de l’Afghanistan, il est post-traumatique et il réussit à avoir toutes les armes qu’il veut ?

Sylvie Duchesne, veuve de Claude Émond

« Il n’y a pas eu de signal d’alarme, pas de wake-up call de personne. Il me semble que ça aurait dû être écrit en rouge sur son dossier », confie à La Presse celle qui avait plusieurs fois sonné l’alarme auprès des professionnels de la santé.

Au terme de son enquête, la coroner soulève la même question. Me Alice Bélanger s’étonne que l’ancien sergent des Forces armées ait pu renouveler aussi facilement son permis de possession d’armes auprès de la GRC après son retour d’Afghanistan, dont il est revenu grièvement blessé en 2009, malgré son état psychologique connu.

PHOTO TIRÉE DU WEB

Claude Émond

L’homme de 48 ans était suivi par un psychologue, un psychiatre et un médecin généraliste. Selon les informations obtenues par la coroner dans le dossier médical, en plus de séquelles physiques lourdes, Claude Émond souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique et d’un trouble d’adaptation. Il avait des difficultés de concentration, de mémoire et d’hypervigilance. Il était anxieux. Il y avait des épisodes où il revivait la guerre. Il avait même confié à sa psychologue qu’il se promenait en tout temps avec un couteau.

En janvier 2012, son psychiatre écrivait que le patient « présentait des idées passives de mourir, sans toutefois présenter d’idées suicidaires ».

Plus récemment, sa conjointe avait découvert qu’il dormait parfois avec une arme chargée sous son oreiller. Elle en avait parlé, mais personne ne serait intervenu, déplore la coroner.

« Il a toujours aimé les armes, et je n’ai jamais eu une once d’inquiétude. Après qu’il est revenu, il a comme perdu le contrôle. C’était différent », raconte Sylvie Duchesne. Elle était inquiète, dit-elle, pour sa sécurité et celle de son mari.

Sa démobilisation officielle par l’armée, en 2013, a accentué la détresse du sergent. « Du jour au lendemain, il s’est retrouvé tout seul à la maison », se souvient Mme Duchesne.

Permis accordé

Malgré tous ces drapeaux rouges, la demande de permis de possession d’armes déposée par Claude Émond à la GRC a été acceptée sans anicroche.

La séquence des événements est inquiétante.

En 2012, le sergent dépose une demande de permis parce que le permis qu’il possédait depuis 2001 est échu. À la question « Au cours des 5 dernières années, avez-vous tenté ou menacé de vous suicider ou, après avoir consulté un médecin, avez-vous fait l’objet d’un diagnostic ou subi un traitement pour une dépression, l’abus d’alcool ou de drogues, des problèmes comportementaux ou émotifs ? », il répond non.

Personne ne vérifie la véracité de cette affirmation.

C’est lui-même, quelques mois plus tard lors d’une vérification, qui modifie sa réponse pour « oui ». La GRC demande alors un certificat médical avant de délivrer le permis.

Si ce n’avait été de cette contradiction dans les réponses de M. Émond, aucune vérification auprès d’un professionnel de la santé n’aurait été faite pour corroborer ou valider l’exactitude des réponses du demandeur.

Me Alice Bélanger, coroner de l’enquête

Son médecin traitant, « bien qu’informé de la condition médicale et psychologique de M. Émond, des pathologies présentes chez lui et du suivi débuté avec un psychiatre », remplit le certificat demandé. Le permis est accordé par la GRC.

Pourtant, quelques semaines plus tôt, le même médecin demandait à la Société de l’assurance automobile du Québec une évaluation de l’aptitude de son patient à conduire un véhicule automobile, « en raison de ses limitations physiques importantes et de son état psychologique ».

« Seulement au plan physique, il est difficile de concevoir qu’un médecin puisse, d’une part, juger qu’une personne présentant des limitations physiques importantes est apte physiquement à manipuler des armes à feu de manière sécuritaire, tout en soulevant des doutes sur les capacités physiques de cette même personne à conduire adéquatement un véhicule automobile. Je suis aussi surprise que l’état psychologique lourdement affecté de M. Émond n’ait pas soulevé de doute ou à tout le moins inquiété le médecin traitant en lien avec la pertinence de recommander que le patient ait accès à des armes à feu », note la coroner.

Elle estime que l’accès facile à une arme à feu chargée « a facilité son passage à l’acte en lui donnant un moyen accessible et rapide ».

« Il est primordial que les intervenants et les proches soient alertes et informés du danger pour une personne à risque d’avoir un accès rapide et facile à des armes à feu, d’où l’importance de s’assurer que les armes respectent la législation applicable en matière d’entreposage sécuritaire et d’informer la population qu’il est possible d’intervenir pour retirer temporairement les armes à feu en possession d’une personne qui peut présenter un risque pour elle-même ou pour autrui en appelant les policiers. »

Les intervenants policiers et du milieu de la santé ont-ils commis des fautes dans ce dossier ? La loi interdit à la coroner de se prononcer, tant sur la responsabilité civile ou criminelle d’une personne que sur la compétence des personnes impliquées dans les soins prodigués à une personne.

La Presse a demandé au Collège des médecins du Québec (CMQ) si une enquête a été ouverte sur le travail d’un ou de plusieurs médecins dans la foulée du suicide de M. Émond. « Étant donné que les enquêtes sont confidentielles au sein d’un ordre professionnel, on ne peut donner d’information à ce sujet », indique la porte-parole Leslie Labranche.

Elle ajoute que la recommandation de la coroner visant à développer un guide d’exercice sur l’évaluation médicale de l’aptitude à posséder une arme à feu, comme il en existe un pour l’évaluation de l’aptitude à conduire, est à l’ordre du jour de la prochaine rencontre prévue entre le CMQ et le Bureau du coroner. « Le Collège souhaite obtenir plus de précisions sur les attentes de la coroner liées à cette recommandation », dit Mme Labranche, qui ajoute que la publication d’un guide sur l’évaluation médicale de l’inaptitude est déjà dans les cartons.

Sylvie Duchesne, quant à elle, espère que la mort de son mari fera changer les choses. « Si on peut faire ouvrir les yeux à ceux qui n’ont pas voulu les ouvrir, c’est déjà quelque chose. »

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez communiquer avec un intervenant de Suicide Action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553)

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