(Montréal) Le Conseil de la magistrature du Québec a suspendu à nouveau, vendredi, l’audition de la plainte disciplinaire déposée contre la juge québécoise qui avait refusé en 2015 de permettre à une musulmane de comparaître devant elle en portant le hijab.

La juge Eliana Marengo, de la Cour du Québec, a fait objection, vendredi, au mémoire déposé lundi par un procureur du Conseil de la magistrature, qui concluait que sa faute présumée était suffisamment grave pour justifier une destitution.

L’avocat de Mme Marengo a vainement plaidé que le procureur du Conseil et le comité d’enquête réuni pour entendre sa cause devraient se récuser parce que ce document entachait tout le processus. Me Raymond Doray a soutenu que le document révélait un manque d’impartialité et d’objectivité du Conseil.

Le comité de cinq membres a rejeté ces arguments, mais avant que la procédure puisse commencer, la juge Marengo a demandé une révision judiciaire de cette décision, ce qui a provoqué un nouveau report de la cause. La juge avait déjà, sans succès, demandé à la Cour suprême du Canada de mettre un terme à cette procédure disciplinaire.

Me Doray a informé le comité d’enquête du Conseil qu’il demanderait une audience rapide devant la Cour supérieure du Québec. L’affaire a été ajournée au 21 juin, mais elle pourrait être retardée de quelques mois. Pendant ce temps, la juge Marengo continue de siéger.

Rania El-Alloul, la dame à qui la juge Marengo avait ordonné en février 2015 de retirer son hijab si elle souhaitait que sa cause soit entendue, assistait vendredi à l’audience du comité d’enquête du Conseil de la magistrature, tout comme d’ailleurs la magistrate.

En février 2015, la juge avait dit à Mme El-Alloul qu’une salle d’audience est un espace séculier et qu’elle violait les règles qui imposent une tenue vestimentaire appropriée au tribunal. Elle avait alors expliqué que le décorum était important, que les chapeaux et les lunettes de soleil, par exemple, n’étaient pas autorisés, et qu’elle ne voyait pas pourquoi les foulards sur la tête le seraient. Elle avait refusé de l’entendre.

Le comité contaminé ?

Le mémoire de 22 pages de l’avocat Pierre Laurin, déposé lundi auprès du comité d’enquête du Conseil, mais non rendu public, a été vivement critiqué par Me Doray, vendredi. Le document suggérait que la juge Marengo avait commis six infractions déontologiques, mais son avocat a soutenu que ce mémoire était trompeur et qu’il avait contaminé les membres du comité.

Les commentaires de la juge en 2015 avaient suscité de nombreuses plaintes auprès du Conseil de la magistrature. Après étude des plaintes, le Conseil a décidé que certaines étaient fondées et il a formé en juin 2016 un comité pour enquêter sur la conduite de la juge.

Mme Marengo a ensuite demandé à la Cour supérieure de forcer le Conseil de la magistrature à mettre fin à son enquête, alléguant qu’il violait le principe de l’indépendance judiciaire ; la juge a été déboutée en février 2017.

Un an plus tard, en février 2018, elle est aussi déboutée en Cour d’appel. Le tribunal conclut que la poursuite de l’enquête par le comité, même si elle constitue un exercice délicat dans les circonstances, est la seule voie possible pour une justice éclairée. La juge Marengo a épuisé son dernier recours en décembre dernier, lorsque la Cour suprême du Canada a refusé d’entendre sa cause.

En octobre dernier, dans une affaire distincte, la Cour d’appel du Québec a par ailleurs conclu qu’obliger Mme El-Alloul à retirer son foulard islamique constituait une violation de ses droits fondamentaux. Dans une décision unanime des trois juges, la Cour d’appel a statué que l’accès à la justice ne saurait être refusé aux citoyens qui portent des vêtements religieux, et que la liberté d’expression religieuse ne s’arrête pas à la porte de la salle d’audience.

Les trois juges ont convenu que les salles d’audience au Québec, comme partout au Canada, sont des espaces de neutralité religieuse, mais cela ne signifie pas que les juges peuvent invoquer la neutralité des tribunaux pour empêcher les justiciables d’accéder à une salle d’audience simplement parce qu’ils expriment des convictions religieuses sincères.

Khalid Elgazzar, avocat du Conseil national des musulmans canadiens, qui a accompagné Mme El-Alloul pendant toutes ces années, était de nouveau à ses côtés, vendredi, à l’audience du Conseil de la magistrature, où elle avait été convoquée pour témoigner.