Daniel Lalonger n'a passé que deux ans dans l'armée, mais son retour à la vie civile a été difficile. Tombé dans la petite criminalité, il a fait quelques séjours en prison et a fini par se retrouver à dormir au square Viger quand il ne trouvait pas de place en refuge.

Ce Montréalais de 57 ans fait partie du nombre croissant de vétérans canadiens qui deviennent sans-abri. Puisque les anciens militaires sont deux fois plus à risque de se retrouver à la rue, la Mission Old Brewery a mis en place un projet-pilote unique au pays pour les aider à reprendre leur vie en main.

En 2009, 33 vétérans avaient signalé à Anciens Combattants Canada (ACC) qu'ils étaient devenus sans-abri au cours de l'année. Ce nombre a augmenté d'année en année, si bien que, l'an dernier, 275 nouveaux cas ont été enregistrés, révèle un document obtenu par La Presse en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

ACC rapporte ainsi que 687 de ses bénéficiaires sont actuellement considérés comme sans-abri. Au cours des 10 dernières années, au moins 1559 anciens militaires se sont retrouvés à la rue à un moment ou à un autre, dont 113 au Québec.

Ces chiffres ne représenteraient toutefois que la pointe de l'iceberg, car plusieurs sans-abri préfèrent garder sous silence leur passé militaire. Un vaste dénombrement mené en 2014 au Canada a évalué que 5 % des sans-abri étaient d'anciens militaires. Pourtant, les 650 000 vétérans ne représentent que 2,4 % de la population.

Projet-pilote à Montréal

La précarité, Daniel Lalonger connaît, lui qui dit toujours avoir vécu « à un pas de la rue ». « Un casier judiciaire, pas de diplôme, tu ne vas pas loin aujourd'hui avec ça », dit-il. L'homme ne tient pas l'armée responsable de son cheminement, mais plutôt son enfance difficile ; il n'a jamais connu son père, et sa mère a perdu sa garde alors qu'il n'avait que 6 ans.

C'est toutefois son court passage comme fantassin au sein du Royal 22e Régiment, dans les années 80, qui lui vaut aujourd'hui un nouveau départ. L'homme aux cheveux poivre et sel a en effet été recruté pour participer à un projet-pilote de la Mission Old Brewery destiné aux vétérans, appelé les Sentinelles.

Premier du genre au pays, ce programme permet de reloger rapidement les vétérans en situation d'itinérance dans un logement et d'acheter des meubles. Une fois les vétérans sortis de la rue, une intervenante s'assure qu'ils reçoivent l'aide dont ils ont besoin pour leurs problèmes de santé mentale et de consommation.

Cette intervenante, c'est Kasandra Szalipszki. Côtoyant les vétérans depuis plusieurs mois, elle constate que ceux-ci s'avèrent plus difficiles que la clientèle habituelle de la Mission. En plus des problèmes fréquemment associés à l'itinérance, les vétérans sans-abri sont souvent impulsifs, refermés sur eux-mêmes, peu enclins à demander et à accepter de l'aide.

« Ce sont des bombes à retardement. Et quand ils sautent, c'est difficile de les ramener. C'est difficile de travailler avec eux. Ça prend aussi plus de temps pour établir un lien de confiance », affirme Kasandra Szalipszki.

Prise de conscience

L'idée de lancer un tel programme a germé dans la foulée du dénombrement des personnes en situation d'itinérance réalisé en 2015 à Montréal. Celui-ci a permis de confirmer que de nombreux vétérans vivent dans les rues de la métropole, ce qu'on soupçonnait depuis longtemps.

Une prise de conscience a aussi eu lieu à Ottawa au même moment. Devant le nombre croissant d'anciens militaires se retrouvant à la rue, le gouvernement a mis en place un fonds d'urgence. « L'itinérance chez les vétérans est inacceptable au Canada ; un vétéran sans-abri est un vétéran sans-abri de trop », dit Martin Magnan, porte-parole d'ACC.

Mais trouver les anciens soldats est une tâche difficile. Plusieurs préfèrent ne pas se désigner comme d'ex-militaires ou refusent toute aide liée de près ou de loin à l'armée. À l'inverse, d'autres sans-abri feignent un passé militaire pour avoir accès aux services. « Quand tu offres un logement abordable, tout d'un coup, tout le monde devient vétéran », relate Jacinthe Corbin, responsable de trouver des logements pour les Sentinelles.

Depuis le début du programme, une soixantaine d'anciens militaires en situation d'itinérance ont été formellement repérés à Montréal. De nouveaux cas continuent à être répertoriés régulièrement. Encore récemment, quatre vétérans ont cogné à la porte de la Mission pour obtenir de l'aide.

Les résultats du projet-pilote sont encore difficiles à mesurer. Sur les 16 premiers vétérans à en avoir bénéficié depuis mai, un a réussi à reprendre sa vie en main et est retourné vivre en Mauricie, d'où il est originaire. Deux ont toutefois abandonné pour retourner dans la rue. Les autres sont toujours en cheminement.

Vague « afghane » attendue

Les vétérans fréquentant la Mission Old Brewery correspondent au portrait que permettent de brosser les statistiques d'ACC. Tout comme Daniel Lalonger, les anciens militaires se retrouvant à la rue ont en moyenne dans la cinquantaine. Ils ont tendance à tomber dans l'itinérance de 10 à 20 ans après la fin de leur service militaire.

La Mission Old Brewery s'attend ainsi à voir d'ici quelques années une vague de vétérans de la guerre en Afghanistan. De 2001 à 2014, plus de 40 000 soldats canadiens ont été déployés dans le cadre de ce conflit.

D'ailleurs, quand Daniel Lalonger pense aux soldats ayant pris part à des conflits, il ne peut s'empêcher de se sentir comme un imposteur. « Moi, ça fait longtemps, ça remonte aux années 80. J'ai été soldat, mais je n'ai pas été déployé. Je pense à ceux qui ont été en Afghanistan ou en Bosnie : ils en ont vécu, des bébelles. Moi, j'ai juste fait l'école de recrue. » Mais les paroles d'un général des Forces rencontré récemment grâce aux Sentinelles lui ont permis de faire la paix avec son statut. « Tu as porté l'uniforme ? Tu as été un soldat ? Tu es un vétéran. »

- Avec la collaboration de William Leclerc

Photo EDOUARD PLANTE-FRECHETTE, La Presse

Daniel Lalonger.