Une fillette déjà «sévèrement traumatisée» a fait l'objet d'«abus sexuels» à trois reprises dans un foyer de groupe de Montréal en l'espace de quelques mois, alors qu'elle était sous la responsabilité de la DPJ. Une situation rendue possible notamment par le roulement de personnel trop élevé au sein des services sociaux anglophones, selon une décision de justice obtenue par La Presse.

Les agressions ont été commises par d'autres enfants sur une période de neuf mois. Léa*, âgée de 9 à 10 ans au moment des faits, était parfois la seule à être hébergée dans le foyer avec deux garçons qui lui ont infligé des sévices sexuels.

«Le droit de la fillette à évoluer dans un environnement sécuritaire, protecteur et sécurisant [...] a à l'évidence été violé dans ce dossier», a écrit le juge Jacques A. Nadeau, de la Chambre de la jeunesse, dans une décision qui devrait être publiée sous peu. Le magistrat «émet un blâme» contre la DPJ «pour sa façon de gérer ce dossier».

Selon l'avocate de la fillette, une telle situation est loin d'être rare au sein des services de protection de la jeunesse.

«Il n'y a pas de surprise. Mon dossier, ce n'est pas un dossier d'exception.» - Me Marie-Josée Ayoub, avocate de Léa*

Batshaw (la DPJ anglophone de Montréal) a refusé la demande d'entrevue de La Presse en invoquant le caractère confidentiel du dossier.

Mais le syndicat qui représente les éducateurs n'a pas hésité à blâmer l'employeur pour le manque de stabilité au sein du personnel, soulignant le manque de formations adaptées aux milieux difficiles et des conditions de travail qui ne facilitent pas le recrutement.

SES AGRESSEURS COMME SEULS CAMARADES

Léa a été retirée de sa famille en 2013. Elle était battue par sa mère, souffrait de malnutrition et aurait été victime de sévices sexuels dans son milieu familial, selon la décision du juge Nadeau. Le magistrat la décrit comme ayant des «comportements extrêmes qui sont difficiles à contrôler, ce qui la met à risque elle-même, ainsi qu'autrui».

La fillette est placée en juillet 2016 dans une unité située à Dorval, un milieu de vie destiné aux jeunes qui ont besoin d'un encadrement très serré. À cet endroit, «les jeunes doivent être dans le champ visuel [d'un éducateur] en tout temps et le personnel doit savoir où ils se trouvent en tout temps», explique la décision.

Malgré ce degré de surveillance extrêmement élevé, Léa aurait été agressée sexuellement par deux garçons, eux-mêmes victimes de sévices sexuels dans le passé, lors de trois incidents distincts entre novembre 2016 et août 2017. Les événements se sont produits dans la chambre de la fillette, dans une toilette et lors d'une partie de cache-cache.

En cour, la patronne sortante de la DPJ de l'Ouest-de-L'Île, Assunta Gallo, a «admis qu'il y [avait] eu un manque de supervision et un manque de compréhension des protocoles de sécurité pendant les trois incidents», rapporte la décision.

Mais en plus des incidents eux-mêmes, c'est la façon dont Batshaw a réagi à ceux-ci qui posent problème, selon le juge Jacques Nadeau.

Le magistrat dénonce notamment le fait qu'après la deuxième agression, seulement trois résidants demeuraient dans le milieu de vie situé à Dorval : Léa et les deux garçons qui l'avaient agressée sexuellement.

Une situation rapidement dénoncée comme «inappropriée» par une travailleuse sociale révoltée, qui a alerté la Commission des droits de la personne.

En plus de blâmer la directrice Assunta Gallo, qui vient de quitter l'organisation, le juge Nadeau a ordonné que l'enfant reçoive des soins appropriés et qu'elle jouisse des services d'un «shadow», un éducateur qui se consacre spécifiquement à elle. Il a toutefois rejeté l'idée de condamner la DPJ à verser un montant d'argent à la fillette.

«Je suis satisfaite parce que l'enfant est protégée, mais je crois qu'on aurait pu éviter tout ça. Surtout que la DPJ connaissait les antécédents des enfants qui vivaient avec elle», a commenté son avocate, Marie-Josée Ayoub.

«Tout ce qui a été ordonné par la Cour a déjà été mis en place», a assuré Batshaw en refusant l'entrevue.

ROULEMENT DU PERSONNEL MONTRÉ DU DOIGT

Dans son long jugement de 46 pages, le juge Nadeau décrit «deux situations à la racine du problème» : un modèle clinique inapproprié, mais aussi «le niveau élevé de roulement de personnel». Une gestionnaire de Batshaw a témoigné qu'à certains moments pendant le séjour de Léa dans l'unité située à Dorval, seul le tiers du personnel sur place était constitué d'employés réguliers. Les autres, des remplaçants, « ne sont clairement pas aussi informés des détails des dossiers des enfants », évalue le juge Nadeau.

Ces employés sont représentés par l'Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS). Le syndicat n'est pas surpris par l'instabilité des équipes décrite dans la décision.

« Ça ne me surprend pas du tout. C'est un milieu extrêmement difficile, un milieu où il y a des agressions de toutes sortes. » - Josée Asselin, porte-parole syndicale

« Les gens ont besoin d'être formés spécifiquement pour travailler là, ce qui n'est pas actuellement le cas [...] Il faut s'assurer d'avoir la formation adéquate pour y travailler, et c'est à ce moment-là qu'on va s'assurer d'avoir une stabilité : on se sent à l'aise d'y travailler, on va travailler avec des gens expérimentés », a estimé Josée Asselin.

Mme Asselin décrit aussi un grave problème de recrutement de personnel.

« Cet automne, on avait 64 postes vacants de travailleuses sociales à Batshaw et ils n'étaient pas capables de pourvoir les postes », a-t-elle rapporté. « Il faut aussi s'assurer de garder les gens en poste : de leur fournir des conditions de travail et un milieu sécuritaires. »

La dirigeante sortante de la DPJ de l'Ouest-de-L'Île, Mme Gallo, avait déjà été blâmée fin 2017 parce que ses services avaient placé pendant 10 ans des enfants dans une famille d'accueil « inadéquate » et négligente, un « environnement malpropre » où cafards et punaises proliféraient.

Linda See a pris la tête de l'organisation il y a quelques jours.

* Nom fictif