Seize ans de vie commune, deux enfants, un conjoint devenu multimillionnaire en lançant des entreprises, tandis que sa conjointe s'occupait de la maisonnée et conservait son emploi. Même si ce couple n'a jamais été marié, un juge vient d'ordonner à un riche homme d'affaires de verser 2,3 millions à son ex-conjointe pour reconnaître que s'il a fait fortune, c'est en partie grâce à elle.

De tels jugements, reconnaissant l'interdépendance financière des conjoints qui vivent en union libre, se multiplieront si le nouveau gouvernement de François Legault ne se décide pas à légiférer pour mieux protéger les conjoints de fait en cas de séparation, selon le juriste Alain Roy, spécialiste en droit de la famille.

Dans sa décision, rendue en septembre, le juge de la Cour supérieure Robert Mongeon critique sévèrement le gouvernement, qui ne fait rien pour « faire coller le droit à la réalité socio-économique du XXIe siècle ». Il explique pourquoi il accorde à l'ex-conjointe une compensation qui n'est pas prévue explicitement dans le droit de la famille québécois.

« Sauf semble-t-il le législateur, tous s'accordent à dire qu'en 2018 les conjoints de fait ont droit à une meilleure protection et à une plus grande reconnaissance de leurs droits de la part du système judiciaire. » - Extrait de la décision du juge Robert Mongeon

D'autres jugements récents, qui font jurisprudence, « permettent aujourd'hui aux tribunaux québécois de suppléer jusqu'à un certain point à la lenteur du législateur à adopter des règles claires et précises applicables aux unions entre conjoints de fait », écrit le juge Mongeon.

UNE LAMBORGHINI AVANT LA SÉPARATION

Le juge se penchait sur le cas d'une femme demandant une compensation financière pour son rôle à la maison, auprès des enfants, au cours des années passées en union de fait avec son ex-conjoint, devenu multimillionnaire pendant leur vie commune. Malheureusement pour elle, « le Tribunal est convaincu qu'à compter du moment où il commence à faire beaucoup d'argent, Monsieur commence à penser sérieusement à se séparer de Madame », peut-on lire dans le jugement.

Ainsi, le jour où il vend son entreprise pour plusieurs millions de dollars, Monsieur « va s'acheter une Lamborghini de quelques centaines de milliers de dollars. Trois mois plus tard, il annonce à Madame qu'il la quitte », note le juge Mongeon.

L'homme d'affaires, qu'on ne peut nommer pour préserver l'anonymat des enfants du couple, offre une certaine compensation financière à son ex-conjointe, mais c'est insuffisant, selon le tribunal, qui décide plutôt qu'elle a droit à 20 % de la valeur, en date de la séparation, des actifs de son ex-conjoint, moins certains ajustements en raison des avantages qu'elle a reçus. Il en arrive ainsi à une indemnité de 2,3 millions au titre de l'enrichissement injustifié.

Au cours de l'union, Monsieur est passé de salarié, à quelque 60 000 $ par an, à multimillionnaire, « notamment parce que lorsque cela a été nécessaire, Madame lui a laissé la latitude requise pour qu'il réussisse ses rêves. Sans le rôle de Madame auprès des enfants et de la maison, Monsieur n'aurait sans doute pas pu travailler avec autant d'intensité et de sérénité dans la réalisation [des produits] qui feront éventuellement sa fortune », explique le jugement.

D'ailleurs, c'est le salaire de Madame qui permet de faire vivre la famille avant que l'entreprise de Monsieur ne décolle. Mais quand le succès arrive, l'homme d'affaires « décide de moins travailler et de jouir de la vie », indique le jugement. Il refuse cependant que sa conjointe réduise aussi ses heures de travail pour se consacrer à la famille.

Le couple n'était pas marié, mais « les attentes raisonnables de Madame étaient clairement celles d'une conjointe qui ne s'attendait pas à être laissée pour compte aussitôt que Monsieur a eu les moyens de se payer une "belle vie" », souligne le juge.

Quand des ex-conjoints de fait s'estiment lésés, les tribunaux n'ont pas le choix de « régler certaines iniquités résultant notamment de la frilosité des gouvernements à légiférer sur la question ». Même s'ils ont choisi de ne pas se marier, « cela ne veut pas dire que les conjoints de fait n'ont aucune obligation légale l'un envers l'autre ».

AU GOUVERNEMENT DE FAIRE SON TRAVAIL

Cette décision du juge Mongeon signale au nouveau gouvernement caquiste l'urgence de réformer les lois qui encadrent l'union de fait, pour les adapter à la réalité d'aujourd'hui, selon l'expert en droit familial Alain Roy.

Les tribunaux se chargeront de plus en plus de corriger les injustices, en reconnaissant que, même si un couple n'était pas marié, l'existence d'un « projet commun » doit être prise en compte au moment d'une séparation.

« Les juges se gênent de moins en moins pour blâmer le législateur, souligne Me Roy. Il y a une exaspération judiciaire. »

La Cour suprême, qui s'est penchée sur la célèbre cause « Éric et Lola » en 2013, avait refusé d'assujettir les unions libres au Québec aux mêmes règles que les mariages, tout en soulignant que le droit québécois était discriminatoire envers les conjoints de fait. Mais depuis, rien n'a été fait pour améliorer la protection des conjoints de fait lors d'une séparation, déplore Alain Roy, qui a produit un volumineux rapport sur la réforme du droit de la famille, en 2015, à la demande du gouvernement.

En laissant les tribunaux prendre de telles décisions, sans réformer la loi, les citoyens les mieux nantis, qui ont les moyens de s'adresser aux tribunaux pour régler des litiges en cas de séparation, sont les seuls qui pourront bénéficier de la reconnaissance des iniquités, avance-t-il.

« C'est très intéressant que ce jugement sorte à ce moment-ci, avec le nouveau gouvernement qui vient de prendre le pouvoir, note Me Roy. J'ai bien hâte de voir ce que fera la nouvelle ministre de la Justice, Sonia LeBel. »