Il existe une route secrète entre la Roumanie et le Québec. Contrôlée de l'étranger par trois ex Montréalais liés à des clans de voleurs, la filière a permis l'entrée au Canada de centaines de membres de la minorité rom, ceux qu'on appelle parfois les «gitans» ou les «Tziganes». Parmi eux, de vrais réfugiés, mais aussi des imposteurs. À travers des dizaines d'entrevues au Canada et sur le terrain en Roumanie, La Presse s'est lancée sur les traces de ce réseau lié à une vague de criminalité méconnue aux quatre coins du Québec.

Le jeune caïd sort de sa villa, casquette sur le côté. Il s'installe au volant de sa rutilante Chrysler 300 et démarre en trombe, passant une à une les opulentes résidences des chefs de clan qui règnent sur le ghetto voisin. Sa plaque d'immatriculation détonne dans le paysage roumain, comme un clin d'oeil au pays lointain d'où vient toute cette richesse: «Québec, je me souviens.»

La scène s'est déroulée la semaine dernière, lors du passage de La Presse dans le quartier Fata Luncii, de Craiova, l'un des plus grands ghettos roms du monde, avec 25 000 habitants. Ici, au milieu des taudis sans eau courante et des amoncellements d'ordures, des privilégiés se sont enrichis grâce à de l'argent amassé au Canada. Certains en ont profité pour rapporter une voiture de luxe.

Le 26 mars dernier, une escouade de policiers lourdement armés a fait irruption dans les rues défoncées du quartier. L'opération découlait d'une collaboration entre le FBI, les services secrets roumains et plusieurs services de police canadiens et roumains. Les agents ont arrêté deux hommes soupçonnés d'être des dirigeants d'une organisation criminelle, Filip Serdaru et Dumitru Chiciu. Un autre chef, Luigi Cristinel Popescu, serait en fuite au Guatemala. La Roumanie compte demander son extradition.

Les trois suspects principaux ont en commun d'être d'ex-Montréalais qui connaissent bien le Québec. Ils sont accusés d'avoir organisé le passage clandestin de centaines de Roms de la Roumanie vers les États-Unis et le Canada. Pour contourner l'exigence d'un visa de voyageur, ils les faisaient passer par le Mexique. Une fois au Canada, plusieurs d'entre eux ont été impliqués dans des vagues de vols par distraction. Et une partie du butin était renvoyée à Craiova.

Arrestation délicate

Filip Serdaru, autrefois occupant d'un modeste appartement à Saint-Léonard, s'est vu passer les menottes dans sa luxueuse demeure de Fata Luncii. Puis, sous les insultes, les policiers ont rapidement filé. «Lorsque nous allons dans ce quartier, nous mobilisons 200 policiers et nous restons seulement deux minutes, car les résidants deviennent très violents. Certaines femmes ont déjà jeté leurs bébés sur la route pour bloquer nos voitures», raconte Adrian Gluga, le costaud procureur antigang qui a dirigé l'enquête à Craiova.

De part et d'autre de l'Atlantique, les enquêteurs ne s'entendent pas pour dire si les migrants étaient envoyés outre-mer dans l'objectif préétabli de voler au profit des chefs de clan. Une sergente-détective canadienne affirme en avoir la preuve, alors que les procureurs roumains croient plutôt que les personnes en question se sont tournées vers le crime après leur long voyage.

«Nous savons que certains s'étaient endettés auprès de prêteurs usuraires», indique M. Gluga.

Chose certaine, pendant que plusieurs personnes venues de Craiova étaient accusées de vol au Canada, d'importantes sommes d'argent étaient transférées du Québec et de l'Ontario vers la Roumanie. À elle seule, la police de Durham, en Ontario, a trouvé 1 million en transferts de produits de la criminalité. La police roumaine dit vérifier d'autres transactions faites par l'entremise de la Western Union.

Sans compter les voitures de luxe immatriculées au Québec garées devant les maisons de criminels reconnus à Craiova. Elles sont envoyées par conteneur, confirme une source judiciaire locale. En 2011, lors d'une enquête sur le trafic d'enfants à Craiova, un reporter de Paris-Match avait trouvé Ion Florin, ex-Montréalais recherché pour recel, qui en conduisait une.

«Le rêve américain»

À Craiova, les personnes interrogées avancent différentes raisons pour expliquer la naissance de cette filière. Le désir de fuir la pauvreté et l'exclusion sont les plus fréquentes.

«Il y a des violations des droits de la personne en Roumanie. Pas par l'État et les institutions, mais par les gens d'affaires, les commerçants et certains individus. Il y a encore des restaurants qui refusent les Roms. À l'école, les enfants sont rejetés. Ils se disent que leurs droits devraient être plus respectés au Canada», explique Romeo Tiberiade, dirigeant d'une ONG rom et conseiller de la mairesse de Craiova.

Comme plusieurs sources gouvernementales et judiciaires roumaines, le procureur Adrian Gluga avance la piste de l'appât du gain. «Lorsque les gens ont appris qu'il y avait de bonnes prestations d'aide sociale là-bas, ils sont allés voir ceux qui pouvaient les aider à rejoindre les États-Unis ou le Canada. C'est le rêve américain!».

Les migrants partis de Craiova passaient la frontière canadienne dans la région de Stanstead, en Estrie, parfois à 14 dans un même véhicule. Pour éviter d'être refoulés au poste frontalier, ils fonçaient à contresens dans la voie qui quitte le Canada, ou dans de petites rues non gardées du village, qui chevauche la frontière. Tout semblait bien organisé.

Les douaniers canadiens ont compris eux aussi qu'ils faisaient face à une organisation criminelle étrangère. «Le gros de la planification se fait à l'extérieur du Canada», affirme Miguel Bégin, chef aux opérations de l'Agence des services frontaliers à Stanstead.

De nouvelles barrières ont d'ailleurs été installées dans le village au cours des derniers mois, ce qui semble avoir freiné les entrées. «Ils entraient à toute heure du jour et de la nuit, à 80, 90 km/h dans la rue, il y avait un enjeu de sécurité publique», affirme M. Bégin.

Une fois en territoire canadien, les arrivants pouvaient faire une demande de statut de réfugié, en prétextant être persécutés par la police ou des groupes violents chez eux. Une minorité seulement a obtenu gain de cause. «C'est un texte appris par coeur, le réseau leur dit quoi dire s'ils sont interceptés», lance le procureur Adrian Gluga.

Mais l'avocat Stéphane Handfield, qui a remporté plusieurs victoires en la matière devant le tribunal de l'immigration, assure que plusieurs Roms craignent pour leur sécurité en Europe. «La preuve documentaire démontre que les Roms sont toujours victimes de persécution, non seulement en Roumanie, mais au sein de l'Union européenne, et le problème s'est même aggravé depuis l'adhésion de la Roumanie à l'Union».

Les trois hommes soupçonnés d'être à la tête du réseau font face à plusieurs chefs d'accusation, dont certains liés au gangstérisme. Ils risquent plusieurs années de prison.

Une source judiciaire et une source de la communauté rom à Craiova ont confié à La Presse qu'ils tenteront de se présenter au procès comme de simples subalternes, commissionnaires de personnes beaucoup plus puissantes, comme les organisations criminelles mexicaines, qui contrôlent le passage de la frontière et qui auront toujours énormément à gagner en recrutant des clients miséreux, attirés par le rêve américain.

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Les dirigeants du réseau visés par la frappe policière à Craiova

Filip Serdaru, 40 ans ARRÊTÉ

> Sa famille fait partie des premiers Roms à avoir quitté Craiova pour le Canada. Plusieurs de ses proches habitent au Québec. Certains sont menacés d'expulsion du pays, depuis leur condamnation pour des vols dans la région de Sherbrooke.

> Serdaru a été accusé de vol à la cour municipale de Montréal. Son arrestation a causé la surprise à Craiova: son père travaillait au garage du Parti communiste sous le régime socialiste, et la famille était réputée proche des services secrets et de la police.

> Lui et sa famille possèdent plusieurs maisons cossues et un mausolée près du quartier rom de Fata Luncii.

> La police roumaine connaît Serdaru comme prêteur usuraire membre d'un clan rom très dangereux, les Vipale.

> Plusieurs de ses enfants auraient contracté des prêts bancaires aux États-Unis avant de disparaître.

Luigi Cristinel Popescu, 44 ans RECHERCHÉ

> Ancien résidant d'Hochelaga-Maisonneuve et de Côte-Saint-Luc. Roumain, il est le seul membre du groupe qui n'appartient pas à la minorité rom.

> La police de Repentigny a obtenu un mandat d'arrêt contre lui pour vol de cartes de débit aux Galeries Rive-Nord, en 2003. Il est connu du SPVM pour le même genre de dossiers.

> Recherché par Immigration Canada pour être renvoyé en Roumanie, il vivait ici sous une fausse identité.

> Selon un informateur du SPVM, il a quitté le Canada sous un faux nom en 2003, pour s'établir temporairement en Espagne.

> Il serait en cavale au Guatemala, selon les enquêteurs.

Dumitru Chiciu, 39 ans ARRÊTÉ

> Ancien résidant de Laval, il est retourné vivre à Craiova. Il serait le bras droit des deux autres.

> Surnommé «Paris», il est polyglotte: il parle français, anglais, italien, allemand et roumain, selon une source judiciaire roumaine.

> Il a reçu au moins un transfert d'argent (100 000$) en provenance de l'Amérique du Nord.

> Il est toujours visé par un mandat d'arrêt au Québec relativement à un complot et un vol qualifié commis en 2006.

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138 demandes d'asile par des Roms de Roumanie présents au Québec en 2012, contre 84 en 2011 et 50 en 2010.

29% taux d'acceptation des demandes d'asile de Roms de Roumanie traitées au Québec en 2012.

Source : Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Les statistiques sont par pays d'origine et non par ethnie, mais le gouvernement canadien estime que 100 % des demandes issues de la Roumanie proviennent de la minorité rom.

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Le long voyage vers le Québec

En recoupant les informations obtenues de sources canadiennes et roumaines impliquées dans les enquêtes, La Presse a recréé la route sinueuse qui aurait été établie par le réseau entre la Roumanie et le Québec. Les autorités verront maintenant si les arrestations ont mis fin au flot migratoire ou si la route sera simplement modifiée.

1 CRAIOVA, ROUMANIE Les migrants versent au réseau 1500 euros par personne pour quitter leur pays.

2 PARIS, FRANCE Après une escale à Paris, ils s'envolent vers le Mexique. Réservation d'hôtel et un billet d'avion aller-retour en poche, ils passent pour des touristes.

3 CANCUN, MEXIQUE Les voyageurs ont un mot de passe partagé avec des complices sur place. Pour être reconnus par ceux-ci, ils doivent aussi porter des vêtements spéciaux plutôt que leurs habits traditionnels.

4 FRONTIÈRE AMÉRICAINE Ils sont conduits dans des hôtels près de la frontière des États-Unis. Ils payent 5000$ aux gangs mexicains qui les font traverser.

5 ÉTATS-UNIS Certains demeurent au pays de l'Oncle Sam, d'autres payent pour poursuivre leur route vers le Canada. Parfois ils sont arrêtés et le réseau paye leur caution afin qu'ils continuent leur chemin.

6 STANSTEAD, CANADA Plusieurs sont entrés au Canada par la région de Stanstead. Ils demandent le statut de réfugié. Selon les enquêteurs, le réseau leur fournit un texte à apprendre par coeur pour faire croire qu'ils ont été persécutés.

7 RETOUR EN ROUMANIE Les autorités ont trouvé des traces de produits de la criminalité renvoyés vers Craiova à partir de l'Amérique du Nord. Parfois, c'était pour rembourser les frais du voyage.

Photo: Olivier PontBriand, La Presse

Au milieu des taudis sans eau courante, les Roms qui ont fait fortune construisent d'immenses maisons.