La Sûreté du Québec (SQ) enquête depuis quelques jours sur des allégations de trafic d'influence et d'offre d'«arrangement spécial» de 1,5 million de dollars dans le cadre de la cession du chantier maritime Davie. L'investisseur québécois à l'origine de la plainte, que La Presse a obtenue, dénonce aussi un processus de vente entaché d'irrégularités au cours duquel le gouvernement du Québec a fait preuve, selon lui, «de grande incompétence».

«Corruption et collusion», «irrégularités dans le processus d'appel d'offres», «choix malavisé du gouvernement», «avantage déloyal accordé à une compagnie étrangère», «favoritisme»... Michel Juneau-Katsuya, président de la firme JKI Davie, soumissionnaire écarté et plaignant, n'y va pas de main morte lorsqu'il résume l'opération qui a mené en quelques semaines à l'acquisition du chantier maritime Davie par son concurrent, la firme monégasque Zafiro Marine.

«J'ai des témoins, j'ai des documents et j'ai tout répertorié», affirme M. Juneau-Katsuya, qui a fait toute sa carrière à la Gendarmerie royale du Canada puis au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS).

Il est le deuxième acheteur écarté à porter plainte à la police en un mois.

À l'arrêt depuis 2010, le chantier maritime Davie, à Lévis, était jusqu'à la mi-novembre propriété de la société ontarienne Upper Lakes Group. La vente a été conclue à l'issue d'un appel d'offres public lancé en juillet dernier et coordonné par PricewaterhouseCoopers (PwC). Investissement Québec, qui a prêté 40 millions de dollars au chantier maritime Davie et 5 millions à Upper Lakes, avait un droit de veto sur la transaction.

«C'était Zafiro ou la faillite du chantier Davie», a déclaré la ministre du Développement économique, Élaine Zakaïb, le 19 novembre à la conférence de presse qui officialisait la cession, en présence de l'acheteur. Argument réitéré hier: «Nous n'avions pas le choix. Nous aurions perdu près de 100 millions en cas de faillite», explique Suzanne Lalande, attachée de presse de la ministre.

«Faux, réplique Michel Juneau-Katsuya. C'est un marché de dupes. Investissement Québec s'est fait manipuler avec un chantage à la faillite et vient de mettre 45 millions à risque.» Il regrette de n'avoir jamais pu rencontrer la ministre.

«Arrangement spécial» de 1,5 million

Michel Juneau-Katsuya reproche à Upper Lakes, au gouvernement et, surtout, à Investissement Québec et à deux de ses vice-présidents d'être passés outre aux signaux d'alarme qu'il a lancés lors de rencontres, de conversations ainsi que dans une lettre expédiée par son avocat le 24 septembre.

Il leur a notamment signalé que le processus d'appel d'offres était «truffé d'irrégularités», que tout semblait fait pour tenir sa firme «hors jeu» et que, surtout, il avait été victime d'un «marchandage».

Selon le président de JKI Davie, le DG du chantier, Richard Bertrand, a proposé au début du mois d'août à deux membres de son équipe, dont Silvio Goudreault (qui a été le patron de Bertrand dans le passé), un «arrangement spécial» d'une valeur de 1,5 million. Silvio Goudreault a confirmé à La Presse la teneur de cette conversation et exclut toute ambiguïté de la part de Richard Bertrand: «Il m'a dit: "Je peux tout organiser pour que ton nom soit au-dessus de la pile. Ça coûte 1,5 million: 500 000$ par année. Mets-moi dehors le lendemain et, vu que j'ai un contrat, tu vas me payer le 1,5 million, et c'est ainsi que tu auras le chantier.»

Peu après, Michel Juneau-Katsuya a dénoncé à l'avocat d'Upper Lakes ce «marchandage» de «celui qui dirigeait le processus et avait un accès direct à ceux qui prennent les décisions».

Deux jours plus tard, il a appris par un appel téléphonique de PwC que le vendeur avait décidé de négocier en exclusivité pendant deux semaines avec l'autre soumissionnaire, Zafiro. «Il y a relation de cause à effet. On nous punit parce qu'on n'a pas joué le jeu. Ils nous ont techniquement mis K.-O. Nous n'avons pas pu bonifier notre offre et ne disposions plus des outils nécessaires pour voir les banquiers.» Il soutient de plus que Richard Bertrand, qui «s'est servi de sa position pour influencer les fonctionnaires», aurait été embauché depuis par Zafiro.

L'affaire est désormais entre les mains des enquêteurs de la SQ.

Le gouvernement persiste

La porte-parole d'Investissement Québec, Chantal Corbeil, a indiqué à La Presse que son organisme est au courant des allégations de trafic d'influence qui visent le directeur général. Elle soutient toutefois qu'il «n'a pas été impliqué dans la décision finale».

Investissement Québec, bien que «non propriétaire du chantier», rappelle-t-on, et le cabinet de la ministre Elaine Zakaïb affirment tous deux avoir mandaté la firme Raymond Chabot pour réviser tout le processus de vente après avoir été avertis de possibles irrégularités. La firme comptable aurait conclu que tout a été fait dans les règles. «Zafiro était le meilleur choix et correspondait à ce que nous cherchions, c'est-à-dire une firme solide financièrement qui pouvait relancer le chantier sans aide financière», précise Chantal Corbeil, d'Investissement Québec. «Rien ne nous permettait de refuser cette vente», ajoute Suzanne Lalande, attachée de presse de la ministre Zakaïb.

Michel Juneau-Katsuya réplique que JKI non plus n'avait pas demandé d'aide. Il ajoute que Zafiro «n'a pas trouvé son financement» et que son partenaire et client Cecon éprouvait des difficultés dans son pays (la Norvège) - les transactions sur son titre ont même été suspendues au début du mois de novembre à Oslo.

Il souhaite désormais que cette transaction autorisée par le gouvernement sur la «base d'informations erronées ou manipulées et au terme d'un processus entaché d'irrégularités» soit annulée.

La firme National, mandatée pour répondre au nom du chantier Davie et de Zafiro, n'a pas rappelé La Presse. Cependant, Pierre Bélanger, conseiller principal de la firme de communication, a dit il y a quelques jours que «Zafiro Marine n'a rien à se reprocher».

Ni Richard Bertrand ni Ian McGregor, PDG d'Upper Lakes, n'ont répondu à nos demandes d'entrevue. M. McGregor a déclaré récemment que «les critiques [...] concernant le processus de vente sont sans fondement et pourraient compromettre la conclusion de la vente et la réouverture rapide du chantier maritime». Les allégations de trafic d'influence n'avaient toutefois pas été rendues publiques à ce moment-là.