«Non, non, non, câlique!», s'est écrié en serrant les poings Jacques Delisle, juge retraité de la Cour d'appel, hier après-midi, lorsque le jury l'a déclaré coupable du meurtre prémédité de sa femme, Marie-Nicole Rainville.

Au même moment, des cris et des pleurs ont fusé dans la salle d'audience. C'était ceux de ses enfants, Hélène et Jean, de leurs conjoints respectifs et de sa petite-fille, assis dans la première rangée.

Le jury de huit hommes et quatre femmes a rendu sa décision après cinq semaines de procès et deux jours et demi de délibérations. C'est la première fois au Canada qu'un juge est condamné pour meurtre prémédité. Le juge Claude Gagnon avait la voix un peu tremblante quand il a condamné l'accusé de 77 ans à la «peine mandatoire», soit la prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

Au moment où M. Delisle, manifestement sous le choc, se laissait passer les menottes et prenait le chemin de la prison, son fils Jean, 48 ans, affolé et en larmes, a crié qu'il voulait aller retrouver son père pour lui faire un câlin. «Je veux lui donner un gros câlin. C'est du gros bon sens», a-t-il hurlé, tout en enlevant son veston et sa ceinture, peut-être pour montrer qu'il ne représentait pas un danger.

«Monsieur, c'est la procédure», a expliqué un agent.

Après le verdict, l'avocat de la défense, Jacques Larochelle, est resté un peu avec la famille dans la salle d'audience, puis il est parti en trombe sans parler aux journalistes. Portera-t-il le verdict en appel? Il n'a pas donné de réponse, hier, mais les observateurs s'y attendent. De son côté, le procureur de la Couronne Steve Magnan a déclaré qu'il n'était pas surpris du verdict. Il avait confiance en sa preuve, et estime que le juge Gagnon a donné des directives en droit justes. «Personne n'est au-dessus des lois, peu importe le titre ou la profession», a-t-il ajouté.

Le meurtre

Marie-Nicole Rainville est morte à 71 ans d'une balle à la tempe gauche, le matin du 12 novembre 2009, sur le canapé du condo de Sillery où elle vivait depuis plusieurs années avec son mari. Mme Rainville était paralysée du côté droit, séquelle d'un accident vasculaire cérébral (AVC) subi en avril 2007. Son état avait empiré en 2009, parce qu'elle s'était fracturé une hanche en tombant. Au moment de sa mort, elle était revenue à la maison depuis treize jours, après une hospitalisation de quatre mois.

«J'arrive à la maison, ma conjointe s'est enlevé la vie, qu'est-ce que je fais?», avait demandé M. Delisle lorsqu'il avait communiqué avec le 911, à 10h32 le 12 novembre. L'arme utilisée se trouvait au bout du bras pendant de Mme Delisle. Le pistolet de calibre 22 - en deux pièces, car M. Delise l'aurait «sécurisé» en découvrant la scène - lui appartenait depuis longtemps, selon ce dernier. Le pistolet n'était pas enregistré, et M. Delisle avait précisé qu'il le gardait toujours chargé dans sa boîte, sur une table de l'entrée. Sa femme était de toute évidence allée le chercher pour se suicider, laissait-il entendre.

Mais une tache de fumée noire dans la seule main valide de la défunte avait incité les policiers à approfondir leur enquête. Comment Mme Rainville pouvait-elle avoir cette marque si elle tenait l'arme? Les experts du ministère public en étaient tous arrivés à la conclusion que c'était impossible. M. Delisle a été arrêté et accusé en juin 2010.

Pour le procès, il a trouvé en France un expert en balistique qui est venu contredire les experts de la Couronne. Manifestement, le jury n'a pas retenu sa théorie. En effet, pour la soutenir, il aurait fallu que Mme Rainville tienne l'arme à l'envers, par le canon plutôt que par la crosse.

Les jurés disposaient de l'arme pendant ses délibérations, et on peut supposer qu'ils ont tenté de reproduire le geste - qui demandait des contorsions bizarres et compliquées. Me Magnan avait plaidé le gros bon sens en les invitant à rejeter la théorie de cet expert.

Par ailleurs, M. Delisle avait fait certaines verbalisations le jour du drame, mais n'a jamais fait de déclaration par la suite. Et comme il n'a pas témoigné à son procès, ses paroles n'ont jamais passé l'épreuve du contre-interrogatoire.

Parcours

Né le 4 mai 1935, M. Delisle a épousé Mme Rainville au début des années 60. Il était avocat spécialisé en droit civil et en droit des assurances, avant d'être nommé juge à la Cour supérieure en 1983. Neuf ans plus tard, en 1992, il a été nommé à la Cour d'appel et y est resté jusqu'à sa retraite, le 1er mai 2009. Sa femme est morte six mois plus tard, de la façon qu'on sait.

Pendant toutes ces années à la magistrature, M. Delisle a eu la même secrétaire: Johanne Plamondon, qui était devenue sa maîtresse - «quelques mois avant l'AVC de Mme Rainville» selon la défense, mais bien avant selon la Couronne. Quoi qu'il en soit, avant la mort de Mme Rainville, il avait dit à Mme Plamondon qu'ils pourraient songer à faire vie commune, car il était question de «placer» sa femme.

Hier, l'annonce d'un verdict imminent s'est répandue comme une traînée de poudre dans le palais de justice, et de nombreux employés et avocats se sont rendus dans la salle pour assister à ce moment crucial dans la vie de cet homme qu'ils ont côtoyé pendant des années, et qui occupait l'un des postes les plus prestigieux. Aujourd'hui, M. Delisle est du côté sombre du miroir.

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Quelques moments-clés de l'affaire Delisle

14 AVRIL 2007

Marie-Nicole Rainville, la femme de Me Jacques Delisle, juge à la Cour d'appel, fait un AVC le jour de son 69e anniversaire. Elle reste paralysée du côté droit.

12 JUILLET 2009

Mme Rainville est opérée pour une fracture de la hanche subie en tombant. En août, elle est transférée à l'hôpital du Saint-Sacrement pour poursuivre sa réadaptation. Elle retourne à la maison le 30 octobre 2009.

12 NOVEMBRE 2009

Jacques Delisle affirme s'être querellé avec sa femme, Marie-Nicole Rainville, puis être sorti faire des courses chez Roset, une épicerie fine. Il prétend qu'à son retour, à 10h30, il a trouvé sa femme morte d'une balle dans la tête. Il a appelé immédiatement le 911.

13 NOVEMBRE 2009

Jacques Delisle rencontre sa maîtresse et ex-secrétaire, Johanne Plamondon, à leur lieu de rendez-vous habituel. Il lui annonce que sa femme s'est suicidée la veille, qu'il y a une enquête policière et qu'il ne donnera pas de nouvelles pendant un certain temps. Selon Mme Plamondon, leur liaison n'a commencé que quelques mois avant l'AVC de Mme Rainville, en 2007.

18 NOVEMBRE 2009

Les enquêteurs se présentent chez Jean Delisle, fils de l'accusé, dans le cadre de leur enquête. Jean Delisle refuse de les laisser entrer.

13-14 JUIN 2010

Mme Plamondon avise son mari qu'elle le quitte et que M. Delisle va l'accueillir.

15 JUIN 2010

Jacquet Delisle, qui a pris sa retraite un an plus tôt, est arrêté à son domicile, puis inculpé du meurtre prémédité de sa femme.

23 JUIN 2010

Jacques Delisle recouvre la liberté au terme de son enquête sous cautionnement.

7 MAI 2012

Début du procès au palais de justice de Québec.

14 JUIN 2012

Le jury, après deux jours et demi de délibérations, reconnaît Jacques Delisle coupable de meurtre prémédité.