Me Sylvain Lépine, le procureur-chef du Bureau de lutte contre la corruption et la malversation, en a assez de servir de bouc-émissaire. Il en a assez d'être accusé de freiner ou de bloquer les dossiers traités par l'UPAC, de demander sans cesse plus de preuves aux policiers de Marteau ou encore de vouloir des coupables prêts à être condamnés sans avoir trop de bataille à livrer devant la cour.

Il travaille avec des lois du Code criminel qui datent de 1896... Il fait partie, avec le patron de l'UPAC, Robert Lafrenière, et celui de l'escouade Marteau, Denis Morin, de ceux qui savent quels sont les élus, les entrepreneurs et les mafieux qui verront la police débarquer chez eux à six heures du matin.

Au cours de cette longue entrevue accordée à La Presse, Me Sylvain Lépine tenait à expliquer l'ampleur, la «complexité» du travail de son équipe de procureurs et la «rigueur absolue» qui leur est imposée. Il comprend l'impatience de la population, mais refuse de céder à la pression. «Moi-même, j'ai des gens dans ma famille qui me demandent ce qui se passe».

C'est que la complexité de certains dossiers est colossale. Le poids des fichiers de l'un d'eux représenterait l'équivalent de 1200 camions semi-remorques remplis de feuilles imprimées.

L'agacement de Sylvain Lépine face à certaines critiques récurrentes est palpable. Il est furieux qu'on ait pu l'accuser d'avoir «détruit le rapport Duchesneau» lors d'une formation d'enquêteurs à l'UPAC. «Mes propos ont été mal interprétés», dit-il.

Tâche titanesque

Ce sont surtout certains propos rapportés dans nos pages qui l'ont fait sursauter. «On dit que je veux des "coupables clé en main"? C'est faux, proteste Me Lépine. Des preuves bétonnées? Je le nie totalement. Aucun procureur n'exige ça, mais la preuve doit être solide. [...] Je comprends la frustration des policiers, mais ce sont les procureurs qui vont devant les tribunaux. Un procureur doit être moralement convaincu qu'une infraction a été commise et être raisonnablement convaincu d'établir la culpabilité du prévenu. Cette analyse ne peut pas se faire en criant ciseaux. Le pouvoir de porter des accusations est un pouvoir extrêmement grave.»

La tâche de son équipe est parfois titanesque, car la preuve est difficile à obtenir dès lors qu'il s'agit de corruption ou de collusion, souligne-t-il. «Nous avons affaire à une forme de crime organisé. Il ne s'agit pas de vol dans un dépanneur où vous avez une bande vidéo, le témoignage du caissier et deux policiers qui ont arrêté l'individu à la sortie avec un sac rempli d'argent», dit celui qui a travaillé sur les cas d'Earl Jones et Cinar.

Il rappelle aussi que, dans une démocratie, on ne peut pas «accuser quelqu'un simplement parce qu'il a été l'objet d'un reportage».



Pas d'influence

Quoi qu'il en soit, poursuit Me Lépine, il n'y a aucun dossier qui dort ou qui passe par le bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales. «Tous passent par mon bureau. Et je me donne 48 heures pour en prendre connaissance, puis décider à quel duo de procureurs il va être confié. Ils sont indépendants. Personne ne m'appelle pour savoir ce qui se passe, pour ralentir un dossier. Ça n'existe pas. De la même façon, je ne vais pas voir mes procureurs pour leur dire quoi faire.»

Me Lépine est bien conscient des allégations de pressions que subirait son bureau pour mettre sur la voie d'évitement des dossiers de personnalités connues ou influentes. «Une personnalité connue attire toujours mon attention, comme je l'ai déjà dit, mais l'analyse en droit va être la même que ce soit monsieur X, Y ou Z». Et d'ajouter: «Personne au Québec, que ce soit un élu municipal, un député ou un membre d'un organisme gouvernemental, n'est à l'abri d'une poursuite si les policiers nous apportent la preuve qu'il y a eu corruption. Peu importe le titre ou la fonction», martèle-t-il.

Serait-il prêt à aller aussi loin qu'en France, où un ex-président de la République et un ex-premier ministre ont été accusés? «Je n'aurais aucune hésitation à accuser (un premier ministre)», réplique-t-il.

Autre grief, les multiples compléments d'enquête qui seraient réclamés aux policiers et qui ont pour effet de ralentir le processus. «Cela irrite les policiers, mais aussi les procureurs, parce que l'on veut tous arriver en fin de compte satisfaits de notre résultat. Et on ne veut pas d'une requête qui ferait tomber un travail de trois ans. Les compléments de preuve, ça fait partie de notre métier».



Bientôt?

Alors, est-ce que «ça s'en vient», ces arrestations censées toujours survenir «bientôt» ? Sans surprise, Me Lépine est muet. «Je refuse toujours de le dire, car on ne sait jamais ce qui va survenir dans un dossier jusqu'au moment où l'on signe la dénonciation». Impossible de connaître combien de personnes sont visées dans les «cinq dossiers à l'étude» dans son bureau.

Mais surtout, même mutisme sur l'étendue de l'infiltration de la mafia dans la construction et la politique. Y a-t-il un système «d'une ampleur insoupçonnée» et un «empire malfaisant» tel que décrit dans le rapport Duchesneau? «Je ne répondrai pas à ça», conclut-il.

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Bureau de Lutte à la corruption

20 procureurs à temps plein

7 dossiers devant les tribunaux

6 dossiers d'enquête à l'étude pour des accusations éventuelles

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Une preuve volumineuse

18 millions: nombre de courriels récupérés dans un des dossiers d'enquête

265 téraoctets: volume de la preuve (textes, audio, photo, vidéo) dans un des dossiers d'enquête, soit l'équivalent de 1200 semi-remorques remplis de feuilles format lettre imprimées.