Le jour de son arrestation, le 22 juillet 2009, Tooba Mohammad Yahya a fini par avouer qu'elle était sur les lieux lorsque la Nissan est tombée dans l'écluse de Kingston Mills avec trois de ses filles et une « tante » à bord. Elle a incriminé son mari, Mohammad Shafia, mais a assuré que son fils Hamed et elle n'avaient rien fait.

« Je ne savais pas pour la voiture. Croyez-moi, je ne savais pas qu'il voulait tuer ses propres enfants... J'ai entendu le bruit de la voiture dans l'eau, mais je ne l'ai pas vue de mes yeux. Je ne sais pas s'il l'a fait [pousser la voiture] avec ses mains ou la Lexus », a fait valoir la mère, alors qu'elle était interrogée depuis des heures par l'enquêteur de la GRC Shahin Mehdizadeh. D'origine iranienne, ce policier établi en Colombie-Britannique avait été spécialement réquisitionné pour faire les entrevues des accusés après leur arrestation, en raison de sa grande expérience et parce qu'il parle le farsi, seule langue que Mohammad Shafia et sa femme Tooba maîtrisent bien. Hamed, leur fils, également accusé, parle pour sa part couramment l'anglais.

Le couple Shafia et leur fils Hamed ont été arrêtés le matin du 22 juillet 2009, à Montréal, au moment où ils se dirigeaient vers l'aéroport de Montréal. Les policiers les ont interceptés, car ils craignaient qu'ils fuient le pays. Le trio a été conduit au poste de police de Kingston le jour même. Ils ont été avisés qu'ils étaient arrêtés parce qu'on les soupçonnait d'avoir tué Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, Geeti, 13 ans, et Rona, 53 ans. La femme et les trois jeunes filles ont été trouvées noyées dans une Nissan noire au fond de l'écluse de Kingston Mills, le matin du 30 juin 2009. La famille de dix (trois adultes et sept enfants), d'origine afghane, revenait d'un voyage à Niagara Falls et s'était arrêtée dans un motel de Kingston vers 1h30 dans la nuit du 30 juin pour se reposer. Le drame s'est produit dans la nuit. Les parents ont soutenu qu'il s'agissait d'un funeste accident dû à la témérité de l'aînée, Zainab, qui avait sans doute pris la voiture sans permission et sans permis de conduire. Mais l'enquête a laissé supposer que l'histoire était beaucoup plus sombre et complexe qu'il n'y paraissait. En fait, les policiers soupçonnaient que les quatre malheureuses avaient été tuées pour laver l'honneur de la famille.



Inébranlable

Selon la vidéo présentée hier, l'entrevue de Tooba du 22 juillet 2009 commence vers 17 h 30 et se termine vers 1 h du matin. L'apparent détachement qu'elle affichait à l'occasion de son premier interrogatoire trois semaines auparavant, lors de la découverte des corps, fait place cette fois aux larmes et au désespoir. Elle ne veut cependant pas parler. Lorsqu'une policière lui présente des feuilles où figurent les photos de ses sept enfants, Tooba les prend, les porte à son visage, les embrasse et pleure abondamment en se lamentant. Elle persiste cependant à dire que c'est un « accident » qui lui a ravi trois de ses filles et la « cousine » de son mari, trois semaines auparavant.

L'interrogatoire est mené en farsi, d'abord par une policière de Toronto. Comme Tooba ne semble rien vouloir révéler, l'enquêteur Shahin Mehdizadeh prend la relève. M. Mehdizadeh a indiqué aux jurés que son plan était de révéler des éléments de preuve à Tooba pendant l'entrevue, pour l'inciter à rester dans la salle d'interrogatoire et à parler. C'est d'ailleurs ce qu'il a fait, avec un certain succès.

Pas un accident

L'enquêteur dit clairement à Tooba qu'il est persuadé que ce n'est pas un accident qui a coûté la vie aux quatre membres de sa famille. Il révèle que le téléphone portable de Hamed démontre que le jeune homme est parti de la région de Niagara pour se rendre à Kingston, le 28 juin. Il y est resté plusieurs heures et est retourné le 29 juin à Niagara. Or, Tooba avait assuré que toute la famille se trouvait en vacances à Niagara Falls (du 22 au 29 juin), et que Hamed n'avait jamais quitté le groupe. Petit à petit, l'enquêteur dévoile d'autres éléments de preuve qui minent la version des accusés. Mais Tooba se montre coriace. Elle s'accroche pendant des heures à la version qui veut que Zainab soit venue demander la clé de la Nissan pour aller chercher ses vêtements dans le coffre, cette fameuse nuit, alors que la famille venait d'arriver au Kingston Motel East, près de la route 401.

« Ce sont des mensonges », répète l'enquêteur, qui essaie différentes tactiques pour la faire craquer. Tantôt il cherche à l'émouvoir, tantôt il lui parle sèchement. L'enquêteur dit être certain que les quatre victimes ne sont jamais allées à ce fameux motel. Finalement, après des heures, Tooba s'apprête à parler, mais elle demande de ne pas le dire à son mari Mohammad.

À mots couverts

À mots couverts, et dans une version embrouillée, elle admet que les victimes ne sont pas allées au motel. Elle raconte qu'elle conduisait la Nissan elle-même, mais elle était très fatiguée cette nuit-là, car la famille était partie de Niagara vers 20 h. Hamed conduisait la Lexus. Ils se sont échangé des messages textes pour décider de s'arrêter et se reposer. Dans la Nissan qu'elle conduisait, il y avait Zainab, Sahar, Geeti et Rona. Elle s'est arrêtée quelque part près de Kingston, elle ne pouvait dire où. Il faisait très noir, c'était sur le bord d'une route. Pendant ce temps, Mohammad et Hamed ont cherché un motel. Ils ont trouvé le Kingston Motel East et sont revenus avec la Lexus. Elle est alors sortie de la Nissan et a couru vers la Lexus. Hamed est descendu et elle a parlé avec lui. Peu de temps après, elle a entendu un bruit dans l'eau. C'est la Nissan qui venait de tomber dans l'écluse. Mohammad était à cet endroit.

« Je me suis mise à crier et à m'arracher les cheveux », a soutenu Tooba, qui affirme avoir perdu connaissance. Elle soutient que Hamed aussi a crié. L'enquêteur lui fait cependant remarquer qu'il y avait des bateaux amarrés à l'écluse cette nuit-là, et qu'aucun cri n'avait été entendu par les plaisanciers. Par contre, ils avaient entendu un « splash ».

Tooba raconte qu'elle s'est retrouvée ensuite au motel. Elle n'était pas certaine si les filles et Rona étaient dans la Nissan. Elle a pensé que la voiture était peut-être vide quand elle est tombée à l'eau.

L'enquêteur lui demande alors si Hamed a tenté de sauver ses soeurs. Non, il ne pouvait pas, répond Tooba. L'enquêteur ne comprend pas que personne n'ait appelé le 911. Il questionne Tooba sur le fait que quelques heures après le drame, Hamed a appelé le 911 pour avoir simplement heurté le parapet d'un stationnement vide, à Montréal. Pourquoi n'a-t-il pas appelé le 911 pour sauver ses soeurs ?

« Peut-être qu'il n'avait pas son portable », répond Tooba.

« Il avait son portable », rétorque l'enquêteur, qui a en main les relevés des téléphones et les endroits où les appels ont été faits.

Le procès se poursuit aujourd'hui à Kingston. Le jury écoutera le reste de la vidéo de l'interrogatoire de Tooba, et Shahin Mehdizadeh poursuivra ensuite son témoignage.

Hier, les trois accusés tenaient des mouchoirs à la main. Tooba a pleuré, et Mohammad, qui était tourné vers le jury, s'est essuyé les yeux à certains passages.

Photo tirée de la vidéo de l'interrogatoire

C'est au cours d'un interrogatoire qui a duré environ six heures que Tooba Mohammad Yahya a fini par incriminer son mari pour la mort de ses trois filles et de Rona, qu'elle présente alors comme la «cousine» de son mari.