Pas de cris, pas de pleurs, pas de désespoir, pas de colère et, manifestement, aucune curiosité de savoir ce qui a pu se produire pour que trois jeunes filles et une femme de leur famille périssent d'un coup au fond de l'écluse de Kingston, quelques heures plus tôt.

Cette réaction, ou plutôt cette absence de réaction, est ce qui étonne le plus quand on visionne les interrogatoires vidéo de Mohammad Shafia, de sa femme Tooba et de leur fils Hamed, réalisés le jour même du drame, le 30 juin 2009. C'est l'exercice qui a été fait les deux derniers jours avec le jury chargé de juger les Shafia, accusés de quatre meurtres prémédités. Le 30 juin 2009, donc, le trio est allé au poste de police de Kingston vers 12 h 30, pour rapporter la disparition des trois soeurs Shafia (Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans), ainsi que de leur «tante», Rona. Au poste de police, on savait qu'une Nissan noire avec des cadavres à bord venait justement d'être trouvée au fond de l'écluse de Kingston Mills. L'enquêteur Geoff Dempster, qui s'apprêtait à se rendre à l'écluse, a décidé de s'occuper de la famille au poste de police.

Avec beaucoup d'égards, et se disant désolé de ce qui leur arrivait, M. Dempster a d'abord interrogé le père, Mohammad Shafia. Selon la version de celui-ci, la famille, qui rentrait à Montréal après un voyage à Niagara Falls, s'était arrêtée pour dormir au Kingston Motel East, vers 1 h 30 dans la nuit. La famille voyageait à bord de deux voitures: une Lexus et une Nissan noire. Une fois sur place, Zainab et Sahar avaient demandé la clé de la Nissan pour sortir leurs vêtements. Le lendemain matin, le père avait constaté que la Nissan, ses trois filles et sa «cousine» Rona, n'étaient plus là. Hamed non plus n'était pas là, mais c'était convenu. Celui-ci avait décidé de poursuivre sa route à Montréal seul, avec la Lexus, en plein milieu de la nuit, parce qu'il avait du travail à Montréal.

Version d'Hamed

Ensuite, le policier a interrogé le fils, Hamed, qui avait alors 18 ans. Ce dernier a donné une version assez semblable, mais certaines de ses réponses différaient un peu. Le policier a commencé à se montrer sceptique. M. Dempster était notamment fort intrigué par le fait que le garçon était parti en pleine nuit à Montréal avec la Lexus de son père, pour revenir à Kingston quelques heures plus tard avec un véhicule différent: une Pontiac Montana. Mohammad a expliqué ce voyage par le fait qu'il voulait aller récupérer son ordinateur à Montréal.

«Ton père m'a donné une autre raison», a fait valoir l'enquêteur. Le fils n'avait pas de véritable réponse pour expliquer ce changement de voiture. «La Lexus est une grosse voiture. Si je l'abîmais, mon père ne serait pas content», a dit Hamed.

L'enquêteur a ensuite interrogé la mère, Tooba, qui s'en est tenue à la version de «la clé de la Nissan donnée à Zainab». L'enquêteur était de plus en plus certain qu'on lui cachait des choses.

«Mon travail est de trouver la vérité. Je n'arrêterai pas tant que je ne l'aurai pas trouvée», a prévenu l'enquêteur, à un certain moment.

«Je ne peux pas dire ce que je ne sais pas», s'est défendu la mère.

Hamed de nouveau

La quatrième vidéo présentée est le second interrogatoire de Hamed, qui a eu lieu en fin de soirée, toujours le 30 juin 2009. Cette fois, l'enquêteur Geoff Dempster est beaucoup moins conciliant et plus direct. Il interroge Hamed sur le fait que ce dernier a signalé une collision le matin même à la police de Montréal, avec la Lexus de son père. En fait, Hamed a foncé dans le parapet d'un stationnement pratiquement désert du boulevard Langelier, un peu avant 8 h. Il a appelé la police pour signaler la collision, qui a abîmé l'avant gauche de la Lexus. Dans son interrogatoire précédent, il n'avait pas dévoilé cet incident.

«Je ne voulais pas que vous le disiez à mon père», a rétorqué Hamed.

L'enquêteur pose beaucoup de questions sur la Lexus et veut savoir où elle se trouve. «Donne-moi des détails, j'adore les détails», a dit l'enquêteur.

Hamed dit qu'elle est dans l'entrée du garage, avant de finir par admettre qu'elle est dans le garage. M. Dempster ne s'explique pas pourquoi les trois jeunes filles et la femme, sans doute exténuées par les six heures de route qu'elles venaient de faire depuis Niagara Falls, ont pu vouloir faire un tour de voiture, alors qu'aucune d'elles n'avait de permis de conduire. Il s'étonnait aussi que les quatre victimes se soient retrouvées à Kingston Mills, un endroit désert la nuit. «Il n'y a rien, pas de magasin, c'est tout noir. C'est bizarre.»

L'enquêteur met clairement la version de Hamed en doute et le soupçonne d'avoir pourchassé ses soeurs.

«Je ne les pourchassais pas. Je suis allé seul à Montréal», rétorque Hamed.

Rappelons que l'avant de la Lexus était endommagé et que des pièces du phare avant gauche ont été retrouvées dans le stationnement de Montréal où Hamed a percuté le parapet, mais aussi sur les lieux du drame, à l'écluse de Kingston Mills.

Le procès se poursuit aujourd'hui, avec le témoignage d'un policier de la GRC de Colombie-Britannique, Shahin Mehdizadeh. Ce dernier, qui parle le farsi, a interrogé Tooba et Mohammad Shafia, après leur arrestation, le 22 juillet 2009.