La libération de 31 motards par un juge pour «délais déraisonnables anticipés» a secoué le public cette semaine. Mais au-delà de cette décision, c'est une stratégie d'enquête ambitieuse et novatrice qui a été attaquée par la défense. La Sûreté du Québec, conseillée par une équipe de procureurs d'expérience, reste déterminée à «anéantir» l'organisation des Hells Angels au Québec. Incursion au coeur du «bunker».

Plusieurs l'ont surnommée «la commission d'enquête sur la SPO».

Aux yeux de sources près du dossier SharQc, les audiences sur la requête présentée par la défense pour faire libérer 155 membres ou associés des Hells Angels se sont vite transformées en commission d'enquête.

L'objet de l'enquête: la Stratégie provinciale opérationnelle (SPO).

Derrière cette appellation bureaucratique réside la stratégie imaginée par la Sûreté du Québec pour «déstabiliser et anéantir» l'organisation des Hells Angels au Québec.

Les avocats des motards ont tenté de la mettre en pièces. Ils ont soutenu que cette stratégie d'enquête traduisait un manque d'objectivité de la poursuite.

Sur ce point, le juge James Brunton leur a donné tort. Au grand soulagement des enquêteurs et des procureurs qui ont mis leurs efforts en commun, comme jamais auparavant, pour amasser plus de 4 millions de fichiers de preuve, soit l'équivalent de 371 fois l'Empire State Building. Si le juge avait été d'avis contraire, cela aurait représenté un net recul pour la lutte contre le crime organisé au Québec, selon des sources au fait du dossier.

Cette «requête en arrêt des procédures», qui a fait l'objet de débats pendant des semaines l'hiver dernier et au début du printemps, a donné lieu à des moments de grande tension. Plusieurs avocats de la défense - ils sont une cinquantaine au dossier - avaient déjà croisé le fer avec la procureure de la Couronne, Me Madeleine Giauque, lors des superprocès découlant de l'opération Printemps 2001. La reprise du combat a donné lieu à certains coups bas.

L'un des criminalistes, Me Réal Charbonneau, est allé jusqu'à s'attaquer à l'apparence physique de la procureure qui est aujourd'hui à la tête de l'équipe de la Couronne dans SharQc. Lors d'un contre-interrogatoire, il a lancé que Me Giauque était «dure à manquer» à un témoin qui ne se souvenait plus si cette dernière était présente à une réunion de planification de l'enquête.

Cela a provoqué l'hilarité générale dans le box des accusés, où une cinquantaine de motards suivaient les débats. Plusieurs criminalistes se sont aussi esclaffés, sans que le juge intervienne pour ramener tout le monde à l'ordre.

Les tensions n'étaient pas seulement palpables entre la poursuite et la défense. Déjà, avant même d'entendre la requête de la défense, le juge Brunton avait refusé d'entériner la reconnaissance de culpabilité de la première accusée à vouloir régler son dossier.

Seule femme arrêtée dans SharQc, Mélanie Gauthier, 34 ans, a plaidé coupable en décembre à des accusations de complot, de trafic de drogue et de gangstérisme. Or, le juge Brunton lui a laissé entendre qu'elle pourrait bien être la seule à être condamnée, vu l'importante requête à venir.

L'accusée a compris le message et est revenue sur sa décision, ce que le juge a accepté sans difficulté, au grand dam de la poursuite.

Genèse d'une enquête

Après l'opération Printemps 2001, la SQ conclut qu'elle ne viendra pas à bout des Hells en frappant un «chapitre» à la fois.

Cette opération avait permis de faire condamner une quarantaine de motards de la section «guerrière» des Hells, les Nomads de Maurice Boucher, et sa filiale des Rockers. Les enquêtes suivantes sont toutefois décevantes. En 2005, la SQ estime qu'on peut compter sur les doigts d'une main les motards arrêtés. Ça doit changer, estiment des officiers supérieurs de la police. Pour cela, il faut une stratégie plus ambitieuse, plus audacieuse.

Les Hells forment une seule organisation criminelle, et non pas cinq divisions (ou «chapitres») distinctes, croient les enquêteurs. Pour l'éliminer, il faut attaquer toutes les divisions en même temps et amasser des preuves de leurs activités: trafic de stupéfiants, meurtres, infiltration de l'économie légale et blanchiment d'argent.

Pour tester leur stratégie, des enquêteurs organisent alors un dîner informel avec des procureurs d'expérience, dont Me Giauque. Ils veulent savoir s'ils sont «complètement dans le champ» sur le plan juridique. Les procureurs les encouragent à poursuivre leurs enquêtes.

La SQ décide de mettre à contribution les sept escouades régionales mixtes de la province et de rapatrier tous les projets d'enquête en cours. À la même époque, un membre en règle retraité de la division de Sherbrooke, Sylvain Boulanger, est recruté comme témoin spécial.

Ce motard qui a retourné sa veste va permettre aux policiers d'enquêter sur «l'ensemble des activités criminelles en matière de stupéfiants des Hells à partir de 1992», relève le juge Brunton dans sa décision du 31 mai. Le témoin vedette de la poursuite a fait au-delà de 50 déclarations sous serment concernant ses anciens frères d'armes.

«Les renseignements obtenus de Boulanger ont permis de développer la théorie de la cause qui impliquerait presque la totalité des membres des Hells dans les meurtres survenus lors de la guerre des motards», retient le magistrat.

Les vrais bunkers... et le faux

La SPO est officiellement mise en branle en février 2007. Mais déjà, quelques mois plus tôt, Me Giauque et une poignée d'enquêteurs se sont installés dans un bureau dont le lieu est demeuré secret pour des raisons de sécurité. Ce lieu est baptisé, non sans ironie, «le Bunker».

Une dizaine d'autres procureurs se joignent progressivement à l'équipe. Des rencontres avec les témoins spéciaux sont organisées pour tester la solidité de leurs allégations. Des tables d'écoute électronique sont branchées.

Résultat: le 15 avril 2009, 156 motards et sympathisants se font tirer du lit à l'aube par quelque 1200 policiers au Québec et au Nouveau-Brunswick. Des perquisitions sont réalisées dans quatre bunkers.

Cette stratégie d'enquête a été vivement contestée par les avocats des motards. Le «principal grief qui chapeaute tous les autres», a noté le juge, est le fait que la poursuite a «failli à son devoir d'objectivité» en empruntant la «vision étroite» des forces policières. La défense leur reproche d'avoir travaillé «coude à coude dans un local commun».

Le juge Brunton n'y a rien vu de mal: «Lorsqu'il est question de mégaenquêtes-mégaprocès, il est essentiel qu'il y ait une complicité accrue entre les enquêteurs et les procureurs.»

Impossible de se défendre dans un «procès-bâillon» contre autant de chefs d'accusation (jusqu'à 22 meurtres prémédités pour certains accusés) couvrant une aussi longue période (jusqu'à 20 ans pour le trafic de stupéfiants), a aussi argué la défense.

«Comment déterminer objectivement quand trop c'est trop? a répondu le juge. (...) Qui parle d'organisation criminelle, parle d'enquête d'envergure, de poursuites dont la durée dépasse la norme et d'une quantité de preuve importante.»

Sa solution? Diviser l'acte d'accusation. Acquitter 31 personnes accusées des crimes «moins graves» de trafic de drogue et de gangstérisme pour «délais déraisonnables anticipés», selon le magistrat. Mécontent, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a porté cette décision en appel.

Les policiers consultés par La Presse ne sont pas trop ébranlés par ce jugement. «Ce n'est pas notre preuve qui est attaquée. Ça veut dire qu'on a bien fait notre travail. C'est l'administration de la justice qui est visée. Ce n'est pas de notre ressort», a confié l'un d'eux.

Le manque de juges et de salles d'audience adéquates est au coeur de la décision du juge Brunton. Le DPCP, Louis Dionne, a tenté de rassurer la population, plus tôt cette semaine, en disant que l'opération SharQc était loin d'être finie.

«La criminalité organisée, c'est comme une prise électrique au mur. On ne la voit pas, on ne la sent pas, mais si vous mettez votre doigt dedans, il va se passer quelque chose», a illustré le grand patron des procureurs de la Couronne. Le 31 mai dernier, jour de la décision du juge Brunton, le DPCP a reçu une décharge électrique d'une autre source de courant.