Des milliers de poursuites pour conduite avec les facultés affaiblies encombrent les tribunaux québécois, a appris La Presse. Et la situation, que le gouvernement considère comme «de moins en moins gérable» à mesure que le temps passe, pourrait aller en s'aggravant si la Cour suprême du Canada refuse de se pencher sur le problème.

Près de 2500 personnes accusées d'avoir conduit un véhicule en état d'ébriété dans la province contestent actuellement la constitutionnalité de règles introduites par le gouvernement Harper en juillet 2008. Ces nouvelles normes visent à rendre plus difficile la contestation des résultats d'un alcootest.

Ce «nombre est sans cesse croissant», dit le procureur général du Québec dans une demande d'autorisation d'interjeter appel d'une cause de la Cour du Québec directement à la Cour suprême du Canada. Le pourvoi, exceptionnel, a été déposé en novembre dernier. Le Barreau du Québec et l'Association québécoise des avocats et avocates de la défense (AQAAD) sont intervenus dans le litige.

«Un engorgement est présentement en train de se créer, dit le représentant du gouvernement provincial. Il existe donc actuellement une incertitude juridique au Québec sur cet enjeu.»

La Cour suprême devrait décider dans les prochaines semaines si elle accepte ou non d'entendre l'appel. En attendant, des centaines de dossiers demeurent en suspens; certains ont choisi de procéder quand même.

L'«incertitude» évoquée par le procureur général a été causée par une série de jugements contradictoires rendus depuis le mois de septembre dans différentes régions de la province. Ces décisions ont tour à tour conclu à l'inconstitutionnalité des nouvelles règles, à leur constitutionnalité ou encore à leur inconstitutionnalité partielle.

Appel

L'appel à la Cour suprême porte sur une seule cause: celle d'Anic St-Onge Lamoureux, une femme de 24 ans qui s'est fait arrêter à Sherbrooke dans la nuit du 30 décembre 2008. Les tests ont révélé que son alcoolémie oscillait entre 124 et 164 mg par 100 ml de sang, soit jusqu'à deux fois la limite permise de 80 mg.

Le juge Conrad Chapdelaine, de la Cour du Québec, a conclu à l'inconstitutionnalité de certaines des dispositions contestées, mais il a néanmoins déclaré Mme St-Onge Lamoureux coupable.

La tentative du gouvernement Harper d'abolir la défense dite «des deux bières» se retrouve au coeur du litige. Cette défense permettait à un accusé de tenter d'éviter une condamnation en exposant au tribunal la quantité d'alcool qu'il avait consommée avant son arrestation. Ce témoignage était appuyé par celui d'un expert, qui évaluait son alcoolémie vraisemblable compte tenu de facteurs comme son poids ou le temps écoulé entre chaque consommation. On espérait ainsi soulever un doute raisonnable dans l'esprit du juge.

Or, en plus d'avoir invalidé cette défense, Ottawa force désormais l'accusé à prouver que les tests n'ont pas été faits correctement. Le gouvernement fédéral a ainsi tenté de rétablir la valeur scientifique de l'alcootest en droit canadien.

Mais selon l'AQAAD et certains juges québécois, on est allé trop loin: certaines des nouvelles règles rendent la preuve trop difficile, voire impossible à établir par un accusé. En conséquence, disent-ils, elles violent le droit à la présomption d'innocence prévue dans la Charte canadienne des droits et libertés.

«C'est sans précédent, ce qu'on fait avec l'alcootest, a lancé l'avocat Éric Downs, qui représente l'AQAAD dans le dossier. Aucun appareil n'a un statut semblable dans notre système de droit. On repousse les limites. C'est essentiellement ça, le débat: l'alcootest est-il un appareil infaillible ou non?»

De moins en moins gérable

Le ministre fédéral de la Justice, Rob Nicholson, est convaincu que sa réforme, adoptée dans le cadre du projet de loi omnibus C-2, tient la route. «Nous avons rédigé cette loi avec beaucoup d'attention et nous sommes certains qu'elles sont constitutionnelles», a-t-il tranché lors d'un entretien avec La Presse.

Elle sera tout de même mise à rude épreuve: mis à part cette demande à la Cour suprême, des avis d'appel à la Cour supérieure du Québec ont aussi été signifiés dans au moins quatre autres dossiers. «Inévitablement, on va se retrouver devant la Cour suprême, a noté Me Downs. Si ce n'est pas maintenant, ce sera dans quelques mois ou dans quelques années.»

«En ce sens, il serait souhaitable que le débat se fasse dès maintenant.»

Quant au procureur général du Québec, sa demande d'autorisation d'appel à la Cour suprême est un véritable cri d'alarme. «Le système judiciaire n'est pas en mesure d'absorber et de gérer une avalanche de contestations constitutionnelles», a-t-il écrit en novembre.

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Accusations pour conduite avec facultés affaiblies en 2009

> Canada: 68 065

> Québec: 15 311

Condamnations pour conduite avec facultés affaiblies en 2009

> Canada: 36 233

> Québec: 6802

Le Québec mène la charge dans cette contestation. Ailleurs au Canada, des juges de l'Ontario, de la Colombie-Britannique et de l'Alberta ont tous conclu que les dispositions instaurées par le gouvernement Harper en 2008 sont constitutionnelles.