De jeunes voyous entrent dans un magasin de la Société des alcools du Québec (SAQ) d'un quartier chaud. Ils sont trois, quatre ou cinq, parfois même plus. Ils ont de grands sacs à dos. Souvent, les employés les connaissent. Ils ont déjà reçu des menaces de la part de ces «habitués» du magasin. «Toi, mon tabarnak, je sais à quelle heure tu finis!»

La bande de voleurs se dirige vers l'allée du «fort», sa préférée. «Ils rentrent, ils vident les tablettes comme si c'était un buffet chinois et s'en vont. C'est tout juste s'ils ne nous disent pas: à demain!» Le même scénario peut se produire plusieurs fois dans la même journée.

L'histoire m'est ici racontée par un employé de la SAQ qui préfère garder l'anonymat. Dans le jargon des employés qui travaillent dans les quartiers chauds où se produit ce genre d'incidents, on appelle ça un bum rush. Le Service de police de la Ville de Montréal parle plutôt de swarming: une bande entre comme un essaim d'abeilles dans un commerce où on ne trouve qu'un ou deux employés. Les jeunes intimident les employés, les menacent, commettent leur vol et s'en vont.

Ce phénomène, qui n'est pas forcément lié aux gangs de rue, n'est pas très courant, selon le SPVM. Mais si vous parlez à des employés de la SAQ de quartiers chauds, il semble que ce soit arrivé assez souvent pour créer un fort sentiment d'insécurité.

Insécurité

Depuis la tentative de meurtre du 18 octobre dans une succursale de la SAQ de la banlieue cossue de Baie-d'Urfé, des employés craignent encore plus pour leur sécurité. Si c'est arrivé à Baie-d'Urfé, cela peut arriver n'importe où, se disent-ils. Ce jour-là, pour des raisons qui demeurent nébuleuses, deux hommes ont fait feu sur une employée qui travaillait seule. Ils auraient demandé à la femme de s'agenouiller avant de lui tirer une balle dans la nuque. Ils ont pris la fuite sans voler quoi que ce soit. La victime, une mère de famille de 58 ans, employée de longue date de la SAQ, a été découverte inconsciente par un client une vingtaine de minutes plus tard. Elle restera tétraplégique.

Officiellement, selon la direction de la SAQ, le nombre de vols et d'incidents à caractère violent n'a pas augmenté au cours des dernières années. On estime que les pertes liées à des incidents ou à des vols représentent 3 ou 4 millions par année, ce qui est relativement peu considérant des ventes nettes de 2,5 milliards. Le cas de Baie-d'Urfé est traité comme un incident violent malheureux, «à part» et isolé. Mais un document de travail obtenu par La Presse, rédigé une dizaine de jours avant la tragédie de Baie-d'Urfé, indique que l'incident n'est peut-être pas aussi isolé qu'on aimerait le croire.

«Les vols à l'étalage ont toujours existé à la SAQ et nous comprenons qu'il serait impossible de les enrayer totalement. Mais nous avons constaté que depuis un peu plus d'un an, ces vols s'effectuent sous des formes de plus en plus violentes et organisées. Cela a contribué à répandre un sentiment d'insécurité chez plusieurs employés», lit-on dans le document préparé par le Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la SAQ. On y recense les nombreux incidents violents qui se sont produits dans les succursales de la SAQ du secteur Montréal-Nord-Rivière-des-Prairies-Saint-Léonard depuis septembre 2009.

Mesures de sécurité additionnelles

Au lendemain de la tragédie de Baie-d'Urfé, la direction de la SAQ dit avoir pris un certain nombre de mesures pour assurer la sécurité de ses employés. «Quand on a des points chauds, il y a des mesures de sécurité additionnelles et d'autres mesures qu'on ne peut pas décrire pour des raisons stratégiques», explique Isabelle Merizzi, directrice des affaires publiques à la SAQ.

Plusieurs employés qualifient toutefois les mesures prises à Baie-d'Urfé de poudre aux yeux pour sauver les apparences. Car pendant ce temps, dans les vrais secteurs chauds (que ce soit le centre-ville, Montréal-Nord ou Saint-Laurent), rien n'est fait. De façon ponctuelle, à la suite d'un incident, on double le nombre d'employés et l'on envoie des agents de sécurité ou des équipes de surveillance pendant quelque temps pour rassurer les employés. Mais ces mesures ponctuelles passent et le problème reste entier. Des employés travaillent encore seuls jour après jour dans des magasins qui sont pourtant systématiquement ciblés par des malfaiteurs.

«Il y a un double discours qui n'est pas simplement hypocrite, mais scandaleux parce que cela met des vies en danger», dit un employé.

La direction de la SAQ refuse de dire quelle proportion d'employés travaille encore en solo. Selon le syndicat, il n'y a qu'un employé en succursale pendant près du dixième des heures d'ouverture. Il juge inconcevable qu'une entreprise ayant de si gros moyens continue de laisser travailler des employés seuls, au péril de leur sécurité, pour des raisons de rentabilité.

Peur

Au quotidien, plusieurs ont peur et ont l'impression que leur sécurité est un détail aux yeux de leur employeur. «Je ne calcule pas le nombre de menaces de mort que j'ai reçues», dit un employé qui a dû un soir, après une journée de travail houleuse, être escorté par des policiers jusqu'à sa voiture par mesure de sécurité. Des menaces du genre: «Je sais où tu travailles. Je sais à quelle heure tu finis.» Souvent les menaces surviennent après que des employés eurent exigé des pièces d'identité afin de s'assurer que les clients ont plus de 18 ans. Une application plus stricte du règlement interdisant la vente d'alcool aux mineurs semble causer de nombreuses altercations.

«Je sais que dans 99% des cas, les menaces sont des paroles en l'air, dit un employé. Mais à un moment donné, je vais tomber sur un crétin qui va me poignarder pour une bouteille de Grey Goose. Je ne suis pas payé assez cher pour recevoir un coup de couteau.»

L'allée où on retrouve le «fort» a été rebaptisée le «couloir de la mort» par un autre employé. Il ne compte plus le nombre de fois où il y a surpris des jeunes voleurs. Parfois, certains en viennent aux coups. Et après? Rien. «J'ai dû remplir une quinzaine de rapports d'incident. Aucun suivi n'a été fait. Les mêmes gars reviennent à la succursale 30, 40, 50 fois...»

La direction de la SAQ dit assurer un suivi aux rapports d'incident. Le syndicat ne peut en dire autant. On précise aussi que ces rapports (environ 75 par année) ne disent pas tout, puisque la grande majorité des employés victimes de menaces ou d'agressions n'en rédigent pas. Peut-être parce qu'ils ont l'impression que cela ne sert à rien. «L'autre fois, un collègue s'est fait frapper, raconte un employé. On a rédigé un rapport. Personne ne nous a jamais rappelés.»

«J'ai déjà dit qu'il faudrait que quelqu'un se fasse descendre pour que la situation de la sécurité à la SAQ soit réglée. Je constate que ce n'est pas suffisant.»