Il était 9h47, hier matin, quand Shirley Christensen a appris la décision de la Cour suprême. Il y a de ces moments forts, dans une vie, que l'on veut consigner dans le temps.

Justement, le temps est important, en l'occurrence. Entre 1979 et 1981, Shirley Christensen, aujourd'hui âgée de 37 ans, a été agressée par Paul-Henri Lachance, un prêtre de Québec. «Violée 40 fois entre l'âge de 6 et 8 ans», dit-elle.

En 2008, le prêtre a plaidé coupable et a été condamné, au criminel, à 18 mois de prison.

Shirley Christensen s'est alors adressée aux tribunaux civils pour obtenir un dédommagement de l'archidiocèse de Québec et de son prêtre. Elle a été déboutée: les tribunaux estimaient alors qu'il y avait prescription, c'est-à-dire que trop de temps avait passé pour que sa poursuite de 250 000$ soit recevable.

Dans une décision unanime, les juges du plus haut tribunal du pays ont donné tort aux tribunaux inférieurs: ils n'auraient pas dû balayer d'un revers de main la poursuite de Mme Christensen sans même chercher à savoir les raisons pour lesquelles elle avait attendu jusqu'en 2006 pour l'intenter.

«Ce que j'espère, maintenant, dit la plaignante, c'est qu'un représentant du diocèse de Québec sera assez honnête et aura un minimum d'humanité pour ne pas m'obliger à retourner devant les tribunaux. Libre à eux, cependant: s'ils ne veulent vraiment pas régler à l'amiable, ma mère est tout à fait prête à venir témoigner, et ça ne sera vraiment pas à l'avantage du diocèse.»

Mme Christensen est issue d'une famille très pratiquante de Québec. Elle allait à la messe tous les samedis et, très rapidement, était devenue amie avec le prêtre Lachance.

Si bien que la petite Shirley, âgée de 6 à 8 ans à l'époque, s'était mise elle-même à passer parfois par le presbytère. «Il était devenu mon ami, mon confident. Et bien sûr, mes visites se terminaient par des bonbons et des sodas...»

Puis vint le jour où Lachance est allé trop loin. Shirley est alors rentrée en trombe à la maison et a tout dévoilé à sa mère.

Quelques heures plus tard, elles ont foncé ensemble au presbytère. Lachance était absent. «C'est un abbé qui nous a reçues. Il m'a demandé: «Mais où est donc le bureau du prêtre?» Je le lui ai montré, et je lui ai dit qu'au fond, à gauche, c'était sa chambre. Il n'a pas eu le choix de me croire.»

Il l'a crue, le diocèse l'a crue. «On nous a alors assurées que la cour ecclésiastique s'occuperait de juger le prêtre. On nous a dit de ne pas faire de vagues.»

«Dans les faits, tout ce qui est arrivé, c'est qu'on a changé le prêtre de paroisse.»

Une victoire pour les victimes

Le Québec accorde généralement un délai de trois ans pour intenter des poursuites.

Cette décision de la Cour suprême, importante pour d'autres victimes d'agression sexuelle, rendra maintenant «presque impossible, au stade préliminaire», de rejeter des demandes comme celle de Mme Christensen en invoquant la prescription, croit Sébastien Grammond, avocat de cette dernière.

«J'ose espérer que l'Église cessera maintenant de s'en remettre sans cesse à cet argument et révisera sa stratégie.»

D'autant plus que, devant la Cour suprême, Sébastien Grammond n'a pas trouvé édifiants les arguments de la partie adverse, qui n'a eu de cesse, dit-il, de mettre en doute ce que l'on sait pourtant sur la réaction typique des victimes d'agression sexuelle.

Le fait que, d'une manière générale, elles mettent beaucoup de temps à faire le lien entre leur agression et les impacts qu'elle a eus sur leur vie est si bien documenté, note Me Grammond, «que toutes les provinces, à l'exception du Québec et de l'Île-du-Prince-Édouard, ont revu la question de la prescription».

Le ministre Jean-Marc Fournier serait donc bien avisé, à son avis, d'en faire autant et de modifier le Code civil pour rendre compte de cette réalité.

De toute façon, ajoute-t-il, il trouve inacceptable, dans des cas aussi clairs que celui-ci, où les faits sont avérés et où il ne s'agit que de s'entendre sur des dédommagements, que cela finisse en procès plutôt que par un règlement à l'amiable.

Contrairement à d'autres victimes d'agression sexuelle, Mme Christensen a choisi de témoigner à visage découvert, sans jamais cacher son identité. Elle voulait au contraire mettre un visage sur sa lutte, qui est, dit-elle, celle de quantité d'autres victimes.

Même si cette victoire ne les sert pas directement puisque leurs recours collectifs ont échoué, les Orphelins de Duplessis ont tenu à saluer Mme Christensen et sa victoire en Cour suprême. «Nous sommes contents que la Cour suprême ait ouvert une porte et qu'elle ait invité les tribunaux inférieurs à faire leurs devoirs», a commencé Martin L'Écuyer au nom des Orphelins de Duplessis.

L'archidiocèse de Québec n'a pas souhaité faire de commentaires, évoquant le fait que la cause demeure pendante. Ses avocats n'ont pas rappelé.