Les journalistes ne bénéficient pas du droit absolu de protéger leurs sources en vertu de la Charte des droits et libertés, a tranché hier la Cour suprême du Canada dans une cause importante qui dure depuis huit ans.

Le plus haut tribunal du pays donne ainsi droit à la requête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui tente depuis 2002 d'obtenir du quotidien National Post et de son ancien journaliste d'enquête Andrew McIntosh un document lié à l'affaire Shawinigate.

Les policiers soutiennent que ce document est un faux, produit afin de nuire à la réputation de l'ancien premier ministre Jean Chrétien dans la controverse entourant un prêt accordé par la Banque de développement du Canada à l'Auberge Grand-Mère, à Shawinigan.

Dans un jugement majoritaire à huit contre un, la Cour suprême estime que la production d'un document contrefait est un crime «grave» et que le Post et son journaliste «n'ont pas établi que l'intérêt public à la protection de la ou des sources secrètes l'emporte sur l'intérêt public à la production des éléments de preuve matérielle des crimes reprochés».

La Cour reconnaît que les journalistes doivent protéger leurs sources pour obtenir des informations d'intérêt public qu'ils ne pourraient avoir autrement. Toutefois, chaque cause doit être évaluée au cas par cas.

«Les tribunaux devraient s'efforcer de reconnaître la situation très particulière des médias et protéger leurs sources secrètes lorsqu'une telle protection sert l'intérêt public. Toutefois, il ne s'agit pas en l'espèce d'une affaire typique où des journalistes cherchent à éviter de témoigner sur leurs sources secrètes. Il s'agit d'une affaire portant sur les éléments de preuve matérielle d'une infraction, soit un document que l'on a des motifs raisonnables de croire contrefait. Commettre un faux est un crime grave», écrit le juge Ian Binnie.

Huit ans de démarches

La GRC a obtenu en juillet 2002 un mandat de perquisition de la Cour de l'Ontario pour forcer le National Post et M. McIntosh à lui remettre le document.

Le document laissait entendre que M. Chrétien aurait cherché à influencer la Banque de développement du Canada pour qu'elle accorde un prêt de 615 000$ à l'Auberge Grand-Mère, alors que celle-ci devait encore 23 040$ à une société d'investissement appartenant à la famille Chrétien.

La GRC voulait prélever de l'ADN et des empreintes digitales sur le document afin d'en déterminer la source. Le National Post a contesté la validité du mandat de perquisition.

Deux ans plus tard, en 2004, la Cour supérieure de l'Ontario a invalidé le mandat de la GRC. Mais la Cour d'appel de la province est revenue sur cette décision en 2008.

L'affaire a été portée devant la Cour suprême, qui l'a entendue au mois de mai 2009. Sa décision confirme celle de la Cour d'appel de l'Ontario et limite la protection accordée aux sources qui veulent conserver l'anonymat.

Pas de garantie

«En définitive, aucun journaliste ne peut donner une garantie de confidentialité absolue à l'une de ses sources. Une telle entente est toujours assortie d'un risque que l'identité de la source soit dévoilée. Il ne sera possible de connaître l'étendue véritable du risque qu'au moment où le privilège sera revendiqué, lorsque toutes les circonstances seront connues et pourront être soupesées. Cela signifie notamment qu'une source qui profite de l'anonymat pour verser de façon malveillante des renseignements dans le domaine public pourrait être tenue de rendre des comptes», affirme le jugement.

La juge Rosalie Abella a exprimé sa dissidence en affirmant que, dans cette cause, «l'État cherche à obtenir des éléments de preuve qui sont d'une utilité discutable en rapport avec un crime de gravité modérée». Elle souligne que la personne qui a envoyé le document au journaliste ignorait elle-même qui le lui avait remis.

Cette décision de la Cour suprême n'oblige pas M. McIntosh à remettre immédiatement le document aux policiers, car le mandat de perquisition est échu depuis le mois d'août 2002. Les policiers devront donc obtenir un nouveau mandat afin de forcer la main au journaliste.

Ce dernier pourrait toujours refuser d'obtempérer, mais il pourrait être accusé d'outrage au tribunal et s'exposer à une peine de prison.

M. McIntosh vit aux États-Unis depuis 2005, mais il travaille pour Quebecor depuis quelques semaines comme journaliste d'enquête, après avoir travaillé pendant cinq ans pour le quotidien Sacramento Bee. Il a refusé de commenter ce jugement hier.

Quant à la GRC, le caporal Luc Thibault a affirmé qu'elle poursuit son enquête. «Nos enquêteurs vont analyser le dossier et prendront une décision», a-t-il dit.

Avocat spécialisé dans le droit des médias, Christian Leblanc s'est dit déçu que la Cour ne se soit pas rangée du côté du journaliste, mais il est heureux que le tribunal ait reconnu que «la protection des sources est importante au Canada». «Cela va guider les tribunaux dans l'étude de ces questions», a-t-il dit.