Une fraction infime des plaintes de harcèlement psychologique se retrouve devant les tribunaux. La majorité des plaignants abandonnent ou règlent en médiation, selon des statistiques obtenues par La Presse. Certains observateurs s'en réjouissent, alors que d'autres s'inquiètent du «manque de mordant» et de la «longueur» du recours.

Des 10 000 plaintes déposées à la Commission des normes du travail, seules 150 ont fait l'objet d'une décision devant le tribunal depuis l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions de la loi sur le harcèlement psychologique il y a cinq ans. La Commission des normes du travail recueille les plaintes des travailleurs non syndiqués, fait enquête, puis les achemine, ou non, à la Commission des relations de travail. Les syndiqués, eux, doivent s'en remettre à leur syndicat.

 

«C'est exceptionnel que des gens aient suffisamment de courage pour aller jusqu'au bout des procédures. Habituellement, les gens se découragent avant. Ils n'aiment pas les conflits avec leur patron, alors quand les gens sont blessés, ils vont plutôt voir leur médecin pour obtenir un congé de maladie», résume le président de l'Association des juristes de l'État, Me Marc Lajoie.

Après quatre ans et demi de lutte juridique, ce syndicat a gagné le grief déposé au nom de l'employée du ministère de la Justice, R.L., devant un arbitre; la décision a ensuite été confirmée par la Cour supérieure (voir autre texte). Toutefois, Me Lajoie aurait préféré voir la cause se régler en médiation pour éviter à la plaignante ces années devant les tribunaux.

C'est aussi la façon de voir les choses du directeur des affaires judiciaires de la Commission des normes du travail, Me Robert Rivest. Des 10 095 plaintes reçues, 8673 dossiers ont été «fermés» avant de se retrouver devant le tribunal de la Commission des relations de travail. De ce nombre, le quart s'est avéré être non fondé. De plus, le quart des plaignants se sont désistés en cours de route.

Derrière les portes closes

«On a un grand mérite de régler 86% des dossiers de harcèlement. Distinguer le harcèlement psychologique du simple conflit, ce n'est pas toujours évident, explique Me Rivest. Avant de polariser les deux parties, on tente de les rapprocher en médiation pour maintenir le lien d'emploi.»

Ainsi, seulement 1484 plaintes ont cheminé jusqu'au tribunal. Et même à cette étape, il y a beaucoup de désistements et d'ententes à l'amiable, si bien que 147 cas ont fait l'objet d'une décision. Les deux tiers ont été défavorables au plaignant. «Diagnostiquer le mal de l'âme, ce n'est pas toujours évident. Souvent la preuve à faire en matière de harcèlement psychologique se passe derrière des portes closes», souligne Me Rivest.

Le recours est nécessaire, mais il «manque de mordant», croit pour sa part l'organisme de défense des travailleurs non syndiqués Au bas de l'échelle. «Ceux qui osent porter plainte représentent la pointe de l'iceberg, souligne sa responsable des dossiers politiques, Carole Henry. La loi n'est pas assez contraignante. Elle devrait obliger l'employeur à faire de la prévention et à compenser davantage les victimes.»

Une arbitre de grief et médiatrice, Francine Lamy, a récemment analysé les rares cas qui se retrouvent devant les tribunaux. «Un constat s'impose: la loi laisse encore une très grande place à l'appréciation du décideur, propice aux divergences et contradictions», écrit-elle dans un long article publié cet automne intitulé «Harcèlement psychologique, un terreau fertile à l'imprévisibilité». Les interprétations différentes de la loi sont d'autant plus favorisées que sa mise en oeuvre a été confiée à trois instances - la Commission des relations du travail, la Commission de la fonction publique et l'arbitre de grief -, explique-t-elle.

Francine Lamy donne l'exemple de la cause de l'Association des juristes de l'État où l'arbitre s'est interrogé sur la personnalité de la plaignante, sans faire appel à un expert afin d'appuyer ses conclusions. «L'arbitre a candidement rapporté avoir consulté le DSM-IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, manuel de référence utilisé pour diagnostiquer les troubles psychiatriques, NDLR) pour comprendre si elle avait réellement fait l'objet de harcèlement. Mais il n'a pu lui accoler un type de personnalité parmi ceux étudiés. Il a accueilli le grief. En révision judiciaire, la Cour supérieure lui a reproché cette incursion dans la science médicale sans preuve au dossier», note-t-elle.

«L'incertitude, ou celle que l'identité du décideur sera déterminante sur l'issue du recours, n'est pas propice à la compréhension, dans les milieux de travail, de la portée véritable de la norme ni à un traitement efficace des recours», conclut l'arbitre de grief.

Il est trop tôt pour faire des modifications à la loi, répond Me Rivest de la Commission des normes du travail. «Nos premières décisions ne datent que de deux ou trois ans. Le temps d'audition est très long. On n'a pas encore de décision de la Cour d'appel pour baliser tout ça. Très peu de la Cour supérieure», indique le juriste.