Le 29 août 1974, Lucille Cyr est entrée à la maternité de l'Hôpital général de Montréal avec deux bébés dans son ventre. Cinq jours plus tard, elle est ressortie avec seulement un poupon dans un panier. Et l'autre nourrisson? Difforme, mort-né, une môle, bref pas de deuxième bébé, lui a-t-on dit sommairement, à l'accouchement. Malgré sa déception, et sans trop se poser de questions, elle a alors porté toute son attention sur sa jumelle, Stéphanie, bien en vie.

Trente ans plus tard, Stéphanie veut savoir ce qui s'est passé. Mais ses recherches entamées il y a quatre ans ont révélé tant d'incongruités et d'éléments troublants dans les dossiers médicaux que ses parents et elle ont déposé une plainte à la police de Montréal. Et la police prend l'affaire au sérieux. Qu'est devenue la jumelle de Stéphanie?

Depuis le 13 mars, le sergent-détective Carl Thériault, du poste de quartier 20, a entrepris une enquête pour lever le voile sur le mystère qui entoure cet accouchement. Les rapports de l'hôpital recèlent certaines interrogations qui risquent de l'occuper un bon bout de temps. D'après les Cyr, aucune hypothèse n'est écartée, depuis la mauvaise tenue de dossier et le non-respect du protocole jusqu'au camouflage d'une erreur médicale à l'enlèvement du nouveau-né. Mais les enquêteurs n'en sont pas encore là.

Chronologie

Reconstitution des faits : dans le suivi de grossesse de Lucille, il est clair, le jour de l'accouchement, qu'elle porte deux bébés vivants dans son ventre. «À notre arrivée, les médecins qui l'ont auscultée nous ont dit avoir entendu les battements de deux coeurs», affirme son mari, Robert Cyr. «La position des foetus, le poids du placenta et surtout les signes vitaux (Abgar, dans le jargon médical) ne mentent pas», d'ajouter Stéphanie, en montrant les notes de dossiers qu'elle a obtenus de l'Hôpital général de Montréal.

Du moment de l'accouchement, Lucille Cyr ne garde que quelques souvenirs. Une péridurale, les pieds dans les étriers, un drap levé entre elle et son bas-ventre, et deux petits lits qui attendaient les bébés. Stéphanie est sortie la première. À 23 h 18 plus exactement, indique-t-on dans le rapport de natalité. Sa mère a pu immédiatement la prendre dans ses bras. Pendant ce temps, une infirmière exerçait des pressions sur son ventre «Où est l'autre bébé?» a demandé Lucille. «Il n'y en a pas d'autre», lui a-t-on répondu.

«Je trouvais que ça brassait derrière le drap», se souvient vaguement Lucille. «Après deux ou trois minutes, enchaîne son mari, j'ai dit : il est où, l'autre? Une infirmière m'a dit qu'il n'y en avait pas d'autre, que c'est une môle, et elle m'a demandé de sortir de la salle sur un ton un peu ferme», raconte Robert Cyr, qui a maintenant 59 ans. Et c'est tout.

Pendant les cinq jours d'hospitalisation de la jeune maman, le couple ne reçoit ni explications, ni résultats d'autopsie, ni aide de psychologue, ni personne pour le consoler. Lucille et son mari n'ont jamais vu le second bébé, encore moins un embryon ou le placenta. «On s'est posé des questions, mais on faisait confiance au personnel de l'hôpital», de dire Mme Cyr. Mal à l'aise - «on ne voulait pas vivre dans l'anxiété toute notre vie», explique Robert -, le couple n'en a jamais soufflé mot à sa parenté.

«On a fait comme si le deuxième bébé n'avait jamais existé», souligne Lucille, avec des trémolos dans la voix. «On a fait notre deuil, on n'en parlait plus», renchérit son mari. La vie du couple a suivi son cours avec le bébé Stéphanie et sa soeur Martine, de deux ans son aînée.

C'est seulement vers l'âge de 12 ou 14 ans que Stéphanie a su qu'elle était une jumelle. Et c'est le 28 janvier 2005, à l'âge de 30 ans, sans mesurer la portée de son geste, qu'elle s'est décidée à demander son dossier médical aux archives de l'Hôpital général de Montréal. «Par simple curiosité, dit-elle. Je voulais savoir l'heure exacte de ma naissance et ce qui s'était passé avec l'autre bébé.»

Des documents troublants

Les premiers documents qu'elle a reçus venaient du dossier médical de sa mère. «Il avait quatre pages qui contenaient peu de renseignements. J'ai donc fait une nouvelle demande», souligne Stéphanie. On lui retourne encore le dossier de sa mère. Cette fois, il comprend 14 pages. Elle en apprend un peu plus : un bébé se présentait mal, des petits forceps ont été utilisés et, surtout, «il y avait une page d'information avec le numéro de dossier du bébé», précise-t-elle.

Au fil des mois, elle refait plusieurs demandes. Chaque fois, ce qui n'a rien fait pour dissiper les doutes qui germent dans son esprit, elle ne reçoit pas les mêmes documents : certaines pages s'ajoutent, d'autres disparaissent. Et il s'agit toujours du dossier de sa mère. Ses demandes de précisions sur son propre dossier restent lettre morte. Jusqu'au septième dossier, à l'automne 2008.

Dans un grand cahier à anneaux, Stéphanie a gardé copie de toutes les demandes envoyées, tous les documents reçus, tous les comptes rendus des appels téléphoniques, toutes les recherches qu'elle a menées sur l'internet pour mieux comprendre ce qui a pu se passer le jour de sa naissance. Elle vérifie méticuleusement chaque détail, mais elle n'arrive pas à comprendre.

Certaines pages contiennent des informations intrigantes. Le nom d'un autre bébé est inscrit dans le dossier, les dates de sortie de l'hôpital ne concordent pas. «On voit qu'il y a un bébé qui est sorti de l'hôpital un jour après la mère», dit-elle en pointant un vieux formulaire. Je sais que je suis sortie le même jour que ma mère. Qui est sorti le lendemain?» se demande Stéphanie.

L'heure de la naissance de Stéphanie varie d'un document à l'autre. Dans l'un, il est écrit 23 h 18 et dans un autre, 23h28. S'agit-il d'une erreur de transcription? Ou de deux naissances séparées? Quel est cet autre nom apparaissant sur un formulaire? Et cette mention, selon laquelle un transfert par ambulance a été demandé trois heures plus tard? Pour qui? Pourquoi? Pas de réponse.

Enquête de la police

Devant une impasse, Stéphanie et ses parents ont décidé d'aller voir la police. Pour l'instant, le sergent Carl Thériault ne veut pas parler aux journalistes, mais il tient la famille Cyr au courant de ses démarches. Muni d'un mandat judiciaire, il a eu accès aux documents d'archives de l'Hôpital général de Montréal. Il a aussi contacté le Collège des médecins du Québec et d'autres ordres professionnels dans le but de retracer des employés de l'hôpital susceptibles de l'aider à faire avancer l'enquête.

Quant à Stéphanie et sa famille, ils ont choisi de s'afficher publiquement dans l'espoir qu'un témoin, qu'une confidence ou un fait nouveau puisse enfin leur permettre de savoir ce qui s'est passé dans la salle d'accouchement de l'Hôpital général de Montréal, durant cette fameuse soirée du 29 août 1974. Malgré les promesses d'une porte-parole, personne de l'établissement n'a rappelé La Presse.