Lentement mais sûrement, Nicolo Rizzuto et son fils Vito ont bâti à Montréal un empire criminel et d'affaires qui fait l'envie de bien des gangsters. Le principal tour de force des deux caïds siciliens a été d'avoir tissé «hyper tactiquement» un réseau de collaborateurs, partout au Canada et ailleurs dans le monde, afin d'importer de la drogue et surtout blanchir de l'argent.

«Il s'agit d'une organisation complexe, bien plus riche et structurée que nous le pensions», affirment les policiers qui ont participé à l'enquête Colisée. En cinq ans, cette enquête a permis d'identifier pas moins de 600 personnes, surtout des criminels, mais aussi plusieurs hommes d'affaires et quelques politiciens. Quelque 80% des individus aperçus au Club social Consenza, repaire de Nicolo Rizzuto et de son état-major, à Saint-Léonard, avaient un casier judiciaire ou étaient déjà fichés.

De même, les enquêteurs ont été estomaqués par l'étendue des activités illicites de la mafia mont-réalaise et surtout son immense richesse. Son champ d'action va de l'importation et la distribution de drogue au blanchiment d'argent à l'échelle internationale en passant par le bookmaking, l'exportation de marijuana, le vol de marchandises, le prêt usuraire, les arnaques par télémarketing, la fraude fiscale, les détournements de subventions, les appels d'offres bidon et le reste.

Tout cela rapporte de fabuleux profits, comme l'a montré l'enquête de la police italienne sur le projet de construction du pont de Messine, entre la Calabre et la Sicile. En association avec la 'Ndrangheta, Nicolo Rizzuto, son fils Vito et d'autres ténors du clan sicilien étaient prêts à investir 8 milliards de dollars dans cette affaire qui a des ramifications jusqu'au Moyen-Orient.

Autre surprise de taille: l'importance du racket de la protection aux dépens des hommes d'affaires et petits marchands de la communauté italienne. Le plus incroyable, selon les policiers, est que les mafiosi touchent généralement leur commission (le fameux pizzo) sans même devoir faire de menaces. «C'est une pratique qui semble faire partie des moeurs, personne ne se plaint», note un enquêteur. Fins renards, les collecteurs s'en tiennent à leurs compatriotes de Saint-Léonard et Rivière-des-Prairies.

Intimidation dans la construction

Les documents judiciaires déposés dans le cadre de l'opération Colisée ont par ailleurs montré les liens étroits unissant la mafia montréalaise et certains commerçants et entrepreneurs en construction. À quelques reprises, grâce aux caméras et aux micros installés par la police à l'intérieur du café Consenza, on a pu voir et entendre Nicolo Rizzuto et son gendre Paolo Renda user de leur influence pour résoudre des litiges. En cas de besoin, les deux puissants parrains faisaient appel à des hommes de main, en vue «d'arranger les choses à l'amiable». Sophisme, quand on sait combien les Francesco Arcadi, Francesco Del Balso et Lorenzo Giordano n'ont jamais fait dans la dentelle.

Des exemples parmi d'autres: en 2005, le PDG déchu de Norshield, John Xanthoudakis, s'est fait battre pour ne pas avoir remboursé 5 millions à des investisseurs italiens. La même année, à la veille de Noël, brisé par la pression de mafiosi qui lui réclamaient 2,5 millions, un financier de Rivière-des-Prairies, Magdi Samaan, s'est enlevé la vie dans un motel de Brossard.

Que dire de ce poseur de céramique de Québec qui a reçu des menaces au téléphone parce qu'il avait des contrats dans la région de Montréal... «On aimerait ça que tu ne viennes plus ici faire des travaux», lui a lancé Francesco Del Balso. Quoique secoué, l'homme d'affaires lui a demandé de s'identifier. «C'est correct qui je suis, O.K.? Parce que la prochaine fois, tu partiras pas d'ici, O.K.? T'as été averti; c'est fini, O.K.? Merci, bonjour», a aboyé le fier-à-bras en raccrochant.

Jusqu'à son arrestation, en 2004, Vito Rizzuto passait une bonne partie de son temps à écouter les propositions d'hommes d'affaires, de courtiers et de grossistes qui lui étaient faites la plupart du temps par personne interposée. Il semble, toutefois, que le chef mafieux soit aussi prudent dans ses placements que dans les conversations qu'il tient au téléphone. Une fois incarcéré, il a reçu beaucoup de visiteurs, ce qui lui a permis de continuer à brasser des affaires et à diriger ses troupes à distance. Dehors, son vieux père Nicolo s'occupait des affaires courantes, avec l'aide du triumvirat formé de Paolo Renda, Rocco Sollecito et Francesco Arcadi.

Pour le reste, la carrière de Nicolo Rizzuto et de son fils est étroitement liée au clan des Caruana-Cuntrera, symbole de l'incroyable puissance de la mafia dans le monde. Du Venezuela, ceux-ci sont devenus de véritables courtiers planétaires en transport de drogue et en lessivage d'argent. Les Rizzuto ont solidifié les assises de l'organisation sicilienne à Montréal en éliminant le chef de la faction calabraise, Paolo Violi, qui était en voie de succéder à Vic Cotroni. C'est au début des années 80, à son retour d'un exil volontaire au Venezuela avec son père, que Vito Rizzuto a pris le pouvoir à Montréal.

À ce moment, pendant que son père continuait de brasser des «affaires» à Caracas, Vito Rizzuto et des acolytes siciliens préparaient le terrain à Montréal, en vue d'étendre leurs activités de narcotrafic. Plutôt que de poursuivre la guerre contre les Calabrais, Vito s'en est fait des alliés en leur laissant un peu de place au soleil. «C'est ainsi, au fil des années, que Giuseppe Jos Di Maulo et son frère Vincenzo (Jimmy), ainsi que Antonio Volpato, Raynald Desjardins et Christian Deschênes, se sont associés aux Rizzuto, chacun amenant dans le giron du clan sicilien ses propres hommes et ses propres zones d'influence», écrit la GRC dans un rapport d'analyse du début des années 90.

À la suite de cette «pax mafiosa», Vito Rizzuto a instauré, durant tout son règne, une discipline de fer à l'intérieur des rangs de la mafia montréalaise. Il a su faire de même auprès des leaders des divers clans de Toronto, où il a des tentacules. Toutes ces alliances ont si bien fonctionné que les Rizzuto et leurs pairs du clan Caruana-Cuntrera ont des ramifications d'un bout à l'autre du Canada, aux États-Unis et un peu partout dans le monde. «Les deux clans sont indépendants l'un de l'autre. Ils ne sont ni des rivaux, ni des concurrents, et ils s'entraident souvent», a déclaré le grossiste en cocaïne Oreste Pagano, devenu délateur en Ontario, il y a quelques années.