La maladie mentale est l'un des derniers grands tabous de notre société. Pourtant, elle touche une personne sur cinq. Ce terrible fléau frappe des milliers de gens - ceux qui en souffrent, mais aussi leur entourage. Dans un ouvrage à paraître le 6 novembre, Au pays des rêves brisés, Guy Lafleur s'est confié pour la première fois à nos journalistes Katia Gagnon et Hugo Meunier. Il a parlé de son fils, Mark, atteint du syndrome de Gilles de La Tourette. Le célèbre hockeyeur, qui s'est exprimé avec franchise, espère lever le voile sur ce mal mystérieux. Voici des extraits de son témoignage.

«Vous avez tout un numéro entre les bras», glisse l'infirmière à la mère de Mark, à l'hôpital avec son bébé pour une intervention chirurgicale. Le cadet de la famille n'est alors âgé que de deux semaines.

 

C'était il y a 23 ans. Cette infirmière n'aurait pu voir plus juste.

Aux yeux de la justice, Mark Lafleur, fils de Guy Lafleur, est un criminel qui a plaidé coupable à 14 des 16 chefs d'accusation qui pesaient contre lui.

Aux yeux de la médecine, c'est un jeune homme malade aux prises avec des problèmes de déficit d'attention, d'hyperactivité et du syndrome de Gilles de la Tourette.

Les Lafleur n'ont jamais excusé les agissements de leur cadet, mais ils ont aussi leur propre version de l'histoire de Mrk, dont les premiers chapitres remontent à son enfance.

Pour comprendre, impossible de ne pas faire un saut en arrière. Un voyage dans le temps que Guy Lafleur - pas le Démon blond, le père de famille - a accepté de faire avec nous.

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Le jour de notre rendez-vous, Guy Lafleur grillait une cigarette au milieu de son nouveau restaurant en chantier, au nord de Montréal. Les ouvriers grouillaient partout. Plusieurs ne pouvaient réprimer un sourire admiratif au passage du Flower. Après tout, on ne travaille pas tous les jours pour une légende vivante.

Qui ne connaît pas l'illustre numéro 10? La sensation de Thurso. L'ailier droit qui a brandi cinq coupes Stanley et soulevé tout un peuple.

Le célèbre hockeyeur joue désormais les contremaîtres au milieu de ce qui est devenu le resto-bar Bleu Blanc Rouge. Guy Lafleur, 57 ans, a encore un physique qu'envierait un homme de 20 ans son cadet. Son visage, en revanche, paraît épuisé. Les traits tirés, le père tente de se relever de l'ouragan judiciaire et médiatique dans lequel lui et sa famille sont aspirés depuis presque deux ans.

En plus de devoir faire face aux frasques de son fils, il a lui-même plaidé non coupable à des accusations d'entrave à la justice pour avoir aidé son garçon à contourner ses conditions de libération.

En somme, cette année a été un long cauchemar pour toute la famille. Un mauvais rêve d'où personne ne sort indemne.

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Dès la prématernelle, Mark se fait renvoyer de deux écoles. «Personne ne voulait le garder, il était trop actif et il dérangeait tout le monde», se souvient le père. En première année, Mark souffre de déficit d'attention avec hyperactivité, et on lui prescrit du Ritalin.

Son père vient tout juste de faire son retour au jeu dans l'uniforme des Rangers de New York, après avoir accroché ses patins durant trois ans.

Guy Lafleur n'est pas vraiment surpris par le comportement de son fils. Il confie avoir lui-même été aux prises avec des symptômes d'hyperactivité. «Moi, je me suis lancé dans les sports. Je travaillais sept jours sur sept dans une ferme de Thurso en été.»

Fougueux, bouillants, sociables: le père et le fils ont beaucoup de points en commun. Leurs trajectoires sont cependant diamétralement opposées. Guy Lafleur y voit un gouffre générationnel. L'ancien hockeyeur se souvient de sa propre éducation, bien différente. «On a été élevés très sévèrement. Tu faisais le fou à l'école et tu mangeais des coups de strap à la maison.»

Guy Lafleur a donc su canaliser ce trop-plein d'énergie. Ses exploits dans les rangs juniors avec les Remparts de Québec - 130 buts en une saison! - ont rapidement attiré l'attention.

Mark, de son côté, collectionne les écoles. Treize en tout, dont certaines spécialisées en troubles du comportement. Il en a été expulsé chaque fois. Et chaque fois pour les mêmes raisons: trop turbulent, manque d'attention.

L'ancien hockeyeur ne peut réprimer quelques critiques à l'endroit du système d'éducation. «Au Québec, s'il y a un problème à l'école avec un jeune, on le crisse à la porte», dit-il. Sa femme et lui ont passé au crible la liste des commissions scolaires pour trouver un établissement conforme aux besoins de leur fils. Les Lafleur ont été forcés de se tourner vers l'Ontario pour obtenir des services adéquats.

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Mark vient de souffler 12 chandelles. Lors d'une visite à l'Hôpital pour enfants de Montréal, on lui fait un bien curieux cadeau: un nouveau diagnostic. L'enfant est atteint du syndrome de Gilles de la Tourette (SGT).

Ce syndrome est un trouble nerveux héréditaire, caractérisé par des tics irrépressibles. Il serait causé par un dérèglement biochimique dans le cerveau - un surplus des hormones responsables des échanges entre les neurones, ce qui produit des tics.

Pour plusieurs, le syndrome de Gilles de la Tourette, qui touche environ 36 000 personnes au Québec, renvoie cette image maintes fois caricaturée d'un individu qui aboie un chapelet de jurons. Ces symptômes sont spectaculaires, mais ils ne touchent que 10% des personnes atteintes. Chez Mark Lafleur, la maladie s'exprime plutôt par d'imprévisibles sautes d'humeur.

Près de la moitié des personnes atteintes du SGT ont aussi des troubles associés. Dans le cas de Mark Lafleur, il s'agit de déficit de l'attention avec hyperactivité.

La totale, quoi. Pour un enfant de 12 ans.

Lorsque le diagnostic tombe, Mark joue au hockey et se débrouille franchement bien sur la glace. Comme son père. «Il avait un bon sens du hockey mais n'a jamais pu l'exploiter à cause des médicaments. Il en prenait quatre en même temps. Il avait l'air d'un zombie», raconte le père, qui refuse toutefois de condamner les médecins. Les médicaments sont la seule façon d'atténuer le syndrome de Gilles de la Tourette, qui ne se guérit pas.

Les pilules sont la seule façon de tenir Mark, même si elle est crève-coeur pour les parents.

«Le Ritalin l'empêchait de dormir. Il fallait lui donner quelque chose pour l'aider à dormir. Tabarnak, il avait 12 ans! s'indigne le père. Un jeune de cet âge qui a les yeux cernés, c'est pas normal!»

Élever un jeune comme Mark n'est pas une mince affaire. La tâche revient surtout à sa mère puisque Guy passe la plus grande partie de son temps sur la route, d'abord avec les Rangers, avec les Nordiques. «C'est pour ça qu'elle est à terre aujourd'hui», lance Guy Lafleur en parlant de sa femme.

L'adolescence de Mark est marquée par un internement en psychiatrie de plusieurs mois, au pavillon Albert-Prévost. À cette époque, le jeune homme menace régulièrement de mort les membres de sa famille.

Vers 18 ans, Mark décroche un boulot dans une raffinerie de l'est de Montréal et trouve un appartement loin du nid familial. Des moments de grande angoisse pour les Lafleur. «Tu vis l'enfer. Tu sais que ton jeune est dans la rue, mais tu ne sais jamais quand tu auras un téléphone.»

Les choses dégénèrent rapidement avec l'arrestation de Mark. L'enfant turbulent, l'adolescent difficile est devenu un jeune homme toxicomane et violent. Une bombe à retardement.

Il a des sautes d'humeur et dirige sa rage contre de purs inconnus. Notamment un chauffeur d'autobus, avec qui il a perdu les pédales au point de frapper dans sa porte et de le menacer. «La drogue amplifiait le problème», note le père.

Comme bien des jeunes, Mark expérimente la drogue avec la marijuana. Son père est au courant. «Il disait que ça le calmait. J'aimais mieux savoir qu'il fumait un joint que de le voir avaler 10 pilules.» Mais rapidement, Mark commence à prendre des drogues dures, le crack ou la coke. «Un très mauvais mix avec la maladie», résume le père.

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Aujourd'hui encore, Guy Lafleur comprend mal. Il a pourtant élevé ses deux enfants de la même façon. Martin, l'aîné, a aussi chaussé les patins. Un peu, mais pas passionnément. Il s'est lancé dans la restauration aux côtés de son père. «Il a aussi un déficit d'attention, mais très léger. Il fréquente de bons amis.»

Il s'est fiancé l'an dernier. Des petits-enfants en vue?

Le visage de Guy Lafleur s'assombrit. Sa réponse est désarmante.

«Avec tout ce qui se passe, je ne sais pas s'il voudra des enfants», laisse-t-il tomber. Chez les Lafleur, la perspective de mettre au monde un enfant malade est devenue un sérieux pensez-y-bien.

«Excusez-moi, M. Lafleur?»

Sur la gauche, un petit bonhomme haut comme la table vient au même moment rompre la conversation.

«Un autographe», balbutie le jeune, sous le regard de ses parents, restés en retrait. Guy Lafleur ne refuse jamais un autographe. Il adore les gens, qui le lui rendent bien. Le garçonnet trottine vers ses parents en agitant son autographe. Son père sourit.

Éternel chouchou du public, Guy Lafleur apprécie la solidarité des gens croisés depuis le début des déboires judiciaires de son fils. Mais il a aussi dû encaisser sa part de propos désobligeants.

«Beaucoup de gens pensaient qu'on se servait de la maladie pour échapper à la justice. Nous, on voulait plutôt bien expliquer la situation pour que justement la justice sache à qui elle avait affaire.» Guy Lafleur se réjouit toutefois que tout ce cirque ait un peu permis de démystifier le syndrome de Gilles de la Tourette.

Mais, dans le clan Lafleur, ce battage médiatique laissera une trace indélébile. «Mark est étiqueté pour la vie à cause de son nom. Je trouve ça dommage.»

Au fil des années, l'ancienne vedette du hockey a d'ailleurs fini par se poser beaucoup de questions. Être le fils d'une icône québécoise peut-il devenir un fardeau trop écrasant?

Le père se souvient de ses repas en famille au restaurant, lorsque le cadet n'avait que 5 ou 6 ans. «Il piquait des crises quand les gens s'approchaient de moi pour me parler. Pour lui, ces gens s'accaparaient quelque chose qu'il n'avait pas assez souvent à son goût.»

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Avant sa libération, Mark a passé 10 mois derrière les barreaux. Une période difficile, où il a réalisé les proportions prises par toute cette affaire. Son sort est désormais entre ses propres mains. «La justice lui donne une chance. On lui en donne aussi une en tant que parents. Il n'en aura pas deux. Sa mère est au bout du rouleau. Elle m'a dit qu'elle ne revivra pas ça deux fois.»

Tous les parents se culpabilisent et Guy Lafleur n'échappe pas à cette règle. «J'aurais dû être plus sévère, couper les rations côté voiture, argent. Je l'admets aujourd'hui.»

Mais il décoche aussi quelques flèches au système judiciaire, qui se «fout» de la maladie mentale, estime-t-il. «Mark n'est pas un cas de prison, au contraire. Au lieu d'aider ces jeunes, on leur nuit 100 fois plus», peste le père, même s'il n'excuse pas son cadet. «Il s'est mis seul dans ce pétrin.»

Aujourd'hui, les Lafleur aspirent à un peu de quiétude. Et leur plus belle récompense, c'est le bonheur de Mark. Il ne consomme plus depuis sa détention. «Il a compris que son problème, c'est la drogue. Ce n'est plus du tout la même personne aujourd'hui.» Mark consulte aussi un psychologue. Parfois, il sourit.

Le clan Lafleur panse donc ses plaies en famille. «On veut être tranquilles. On a eu notre lot d'émotions et de peine. Depuis deux ans, on vit l'enfer», dit-il.

Guy Lafleur cesse subitement de parler. Cette fois, personne n'est venu lui réclamer une signature.

Son silence s'éternise de longues secondes. Ses yeux rougissent.

À cet instant, la légende du hockey est très, très loin. Le père de famille au bout du rouleau est assis seul devant nous. Il laisse finalement tomber, la gorge nouée: «Tu ne souhaites pas à ton pire ennemi d'avoir un enfant à problèmes.

«Ton enfant reste ton enfant.»

 

Bientôt dans les librairies

Dans Au pays des rêves brisés, qui paraîtra le 6 novembre prochain, les journalistes Katia Gagnon et Hugo Meunier nous entraînent au coeur de la tempête qu'est la maladie mentale et qui bouleverse la vie de milliers de personnes. Dans leur ouvrage publié aux Éditions La Presse, ils présentent les témoignages poignants d'une douzaine de personnes, dont certaines sont connues du grand public, qui ont vu leur vie marquée par les problèmes de santé mentale. Ils ont aussi suivi à la trace des travailleurs du réseau de la santé, afin de découvrir comment, à l'heure de la désinstitutionnalisation, on aide ces patients à s'en sortir.