S'il le souhaitait vraiment, le premier ministre Stephen Harper pourrait-il nommer au Sénat Justin Bieber, âgé de 21 ans? Non, puisqu'un sénateur doit être âgé d'au moins 30 ans. Mais si on le nommait quand même, est-ce que le chanteur aurait soudainement 30 ans?

C'est par cette logique singulière que le procureur au procès de Mike Duffy a voulu démolir, vendredi, la thèse de la défense selon laquelle les règles au Sénat sont tellement floues qu'elles pourraient être interprétées au gré des circonstances.

Le tribunal se penchait cette semaine sur la recevabilité des réclamations de remboursement de frais de logement et de dépenses de fonction du sénateur conservateur suspendu - particulièrement ses frais de résidence secondaire à Ottawa et divers contrats octroyés pour de la recherche ou d'autres services.

Dans les deux cas, la Couronne soutient que M. Duffy a agi de façon criminelle, mais la défense plaide que le sénateur n'a fait que tenter de suivre les règles - tellement vagues et non écrites qu'il est difficile de s'y retrouver.

La Couronne soutient que M. Duffy n'était pas un résidant de l'Île-du-Prince-Édouard, et qu'il ne pouvait donc pas réclamer le remboursement des frais de logement pour sa résidence secondaire à Ottawa. Mais pourquoi a-t-il pu être nommé sénateur de cette province s'il n'y résidait pas, a rétorqué la défense.

Le procureur adjoint de la Couronne, Mark Holmes, a donc dû se débattre avec cette logique, vendredi, en interrogeant à nouveau son témoin, l'ancien conseiller juridique du Sénat Mark Audcent. C'est là qu'il a appelé à la rescousse Justin Bieber.

Depuis trois jours, la défense avait réussi à profiter de l'expertise de M. Audcent pour corroborer sa propre thèse: les règles qui gouvernent les dépenses des sénateurs sont plutôt vagues.

Plus tôt vendredi, l'avocat de la défense Donald Bayne a détaillé pendant des heures avec M. Audcent les règles et les réglementations au Sénat qui déterminent ce que les membres de la chambre haute peuvent faire et ne peuvent pas faire dans le cadre de leurs fonctions.

Les directives sont devenues plus nombreuses et complexes ces dernières années, mais elles ne sont pas toujours claires, ayant souvent dû être modifiées à la suite d'événements spécifiques, a reconnu M. Audcent.

Au quatrième jour du procès de Mike Duffy pour corruption, fraude et abus de confiance, la défense a tenté à nouveau de démontrer que les sénateurs jouissent d'une grande latitude quand vient le temps de dépenser leur budget de fonction.

M. Audcent, témoin de la Couronne dans cette affaire, a dû admettre en contre-interrogatoire que les sénateurs jouissent ainsi d'une grande discrétion pour l'embauche de collaborateurs. Si des contrats sont octroyés pour du travail de recherche ou d'autres services, aucune preuve de résultats n'est ensuite requise lorsque le sénateur demande un remboursement de ses frais au Parlement.

M. Audcent avait été appelé à la barre par la Couronne mardi, au premier jour du procès, mais la défense a tôt fait de profiter de son expertise pour corroborer sa propre thèse: les règles qui gouvernent les dépenses des sénateurs sont plutôt vagues.

Dans ce cas-ci, la Couronne reproche au sénateur conservateur suspendu Mike Duffy d'avoir octroyé quatre contrats, d'une valeur totale de 65 000 $, à un ami pour du travail qui n'aurait jamais été exécuté. Mais la défense tend à démontrer que les règles de la chambre haute du Parlement n'obligent pas le sénateur, de façon claire et nette, à prouver qu'un contrat a bel et bien été exécuté afin d'obtenir son remboursement.

En fait, a plaidé l'avocat Donald Bayne, ces règles sont tellement vagues qu'un comité interne du Sénat avait recommandé en 2010 de les resserrer et d'assurer un contrôle accru des dépenses des membres de la chambre haute. Le Sénat n'a finalement pas retenu cette recommandation.

M. Audcent a oeuvré auprès de la chambre haute du Parlement pendant une trentaine d'années, et il a été un témoin privilégié, voire un artisan de la rédaction ou de la mise à jour des règles qui guident le comportement des sénateurs. Mais cette tâche devient de plus en plus ardue, a-t-il soutenu vendredi.

«Le Sénat, comme toute institution, devient de plus en plus bureaucratique», et les gens souhaitent maintenant que les règles soient écrites noir sur blanc, a-t-il expliqué au tribunal.

La thèse de la défense a par ailleurs eu le don d'irriter la Couronne: le procureur Mark Holmes s'est objecté plusieurs fois devant la nature répétitive de l'interrogatoire de Me Bayne, mais celui-ci a plaidé que ce qui est en cause dans ce procès, ce sont précisément les règles - ou l'absence de règles - au Sénat.

«C'est moi qui devrai, à la fin de ce procès, démontrer que telle ou telle règle du Sénat interdit ou permet quelque chose. Or, je ne peux pas simplement me lever et vous l'affirmer: nous avons ici le juriste du Sénat», a plaidé M. Bayne.