La quarantaine de témoins qui ont vu mourir un homme dans le métro de Montréal l'an dernier sans lui porter secours ne feront pas l'objet d'accusations criminelles, a appris La Presse. Leur inaction est tout de même révélatrice du niveau d'individualisme qui règne dans le métro et s'explique par «l'effet du témoin» - un phénomène psychosocial complexe entouré de plusieurs mythes. Explications.

Le soir du 16 janvier 2014, Radil Hebrich sort du métro à la station Langelier. Le quinquagénaire traverse une période difficile et est ivre. Il vacille, est heurté par le métro et s'écrase sur le sol. Une quarantaine de passagers passent devant l'homme sans lui porter secours. Trois employés de la STM voient aussi le corps inanimé sans intervenir. Les ambulanciers arrivent sur les lieux 16 minutes plus tard et tentent de réanimer l'homme, en vain. M. Hebrich meurt sept heures plus tard.

Le SPVM a jonglé avec l'idée de déposer des accusations de négligence criminelle contre les témoins de l'accident qui n'ont rien fait pour sauver l'homme. «À la suite du visionnement de la scène et de l'analyse, il n'y a pour le moment pas d'éléments nous permettant de déposer des accusations criminelles. Je dis bien pour le moment, parce qu'il est toujours possible que de nouveaux éléments nous soient communiqués», a dit à La Presse Ian Lafrenière, porte-parole du SPVM.

Phénomène psychosocial

Comment autant de gens ont-ils pu ignorer un homme en train de mourir sous leurs yeux? L'explication réside dans l'effet du témoin. Ce phénomène psychosocial, qui survient dans des circonstances bien précises, fait en sorte que plus il y a de témoins qui voient une personne en détresse, plus la probabilité que quelqu'un intervienne est faible.

«L'effet du témoin n'est pas automatique, dit cependant Mark Levine, professeur de psychologie à l'Université Exeter, au Royaume-Uni. On voit régulièrement des cas où la présence des autres pousse les individus à l'action.» Selon le spécialiste, l'effet du témoin ne survient que lorsque les individus présents ont perdu le «sens de la communauté».

«Si les gens sentent qu'ils ont des liens avec les autres gens présents, qu'il y a un sens de la communauté, ils vont agir de façon altruiste, dit M. Levine. Dans le cas contraire, c'est l'intérêt personnel qui prévaudra.»

La mort de Radil Hebrich dans l'indifférence peut donc être vue comme un baromètre de l'individualisme. «Il est toujours dangereux de tirer de grandes conclusions sur la société en général à partir de tels évènements. Mais il est raisonnable d'affirmer que ça dit quelque chose sur la façon dont les gens se comportent les uns envers les autres dans le métro de Montréal», dit Mark Levine, qui rappelle à quel point les voyageurs peuvent être dans leur «bulle» dans ces circonstances. «Le métro est plein, les gens ne se regardent pas... Dans ce genre de situation, la présence des autres peut rendre les gens encore plus individualistes», dit-il.

L'effet du témoin expliqué

Les scientifiques expliquent l'effet du témoin par trois facteurs:

1. Plus il y a de gens présents, moins chaque personne se sent responsable d'intervenir, car elle se dit que les autres peuvent le faire. On parle de «diffusion de la responsabilité».

2. Devant d'autres témoins, quelqu'un qui veut intervenir peut avoir peur d'être jugé s'il ne pose pas les bons gestes, ce qui le paralyse.

3. Devant une situation ambiguë, un individu a tendance à regarder ce que les autres font pour savoir s'il faut intervenir. Cela génère un moment où tout le monde se regarde... ce qui amène les témoins à conclure que la situation ne requiert pas d'intervention puisque personne n'agit.

De tristes exemples...

Le meurtre de Kitty Genovese

Le 13 mars 1964, au petit matin, une femme du nom de Kitty Genovese est agressée sexuellement et tuée en pleine rue à New York. Les médias rapportent que 38 témoins ont assisté à la tragédie de leur fenêtre sans porter secours à la victime. Cette affaire donnera naissance à la théorie de l'effet du témoin. En 2007, les chercheurs britanniques Rachel Manning, Mark Levine et Alan Collins montrent cependant que l'histoire des 38 témoins ne repose sur aucun fait vérifiable. Selon eux, le phénomène de l'effet du témoin, même s'il existe, a été élaboré à partir d'un mythe.

Le cas de Ki Suck-Han

La photo a déclenché une immense controverse. Publiée en décembre 2012 par le New York Post, elle montre un homme qui tente de s'extraire des rails du métro de New York alors qu'un train fonce sur lui. Quelques secondes après la prise du cliché, l'homme en question, Ki Suck-Han, meurt heurté par le train. Il avait été poussé sur les rails par un sans-abri et personne ne l'a secouru. Le photographe qui a pris la photo, R. Umar Abbasi, s'est défendu en disant qu'il était trop loin pour porter secours à la victime.

La petite victime chinoise

La vidéo est insoutenable. En 2011, en Chine, une caméra de surveillance capte la scène d'une petite fille de deux ans qui se fait heurter par un camion dans un marché public. Pas moins de 18 passants marchent à côté de la petite fille en sang sans lui porter secours. Un deuxième camion lui roule même sur les jambes sans s'arrêter.

Un homme heurté en pleine rue

En mai 2008, à Hartford, aux États-Unis, une caméra de surveillance montre un homme de 78 ans qui se fait renverser par une voiture alors qu'il tente de traverser la rue. Les automobilistes continuent de circuler comme si de rien n'était. Les piétons s'attroupent sur les trottoirs pour voir la scène, mais personne n'intervient. «Nous n'avons plus aucune compassion morale», déclare tristement le chef de police de la ville, Daryl Roberts.

L'Holocauste

L'extermination de cinq à six millions de Juifs lors de la Deuxième Guerre mondiale est peut-être la plus grande illustration historique de l'effet du témoin. Pendant des années, des milliers d'hommes et de femmes ont contribué à la tragédie par leur inaction, probablement effrayés d'agir et déresponsabilisés par le fait qu'ils étaient nombreux à assister aux horreurs.