Il n'y a pas que SNC-Lavalin. On en parle peu, mais depuis dix ans, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) regarde de plus en plus au-delà de nos frontières pour traquer la corruption de représentants publics étrangers par des Canadiens. D'autres entreprises et individus ont été épinglés, dont les dirigeants d'une firme d'Ottawa qui viennent d'être déclarés coupables cet hiver. Tour d'horizon.

Le verdict est tombé le 19 janvier, à Ottawa : Robert Barra, un Américain à la tête de l'entreprise Cryptometrics US, et Shailesh Govindia, un consultant britannique, ont tous deux été déclarés coupables d'infractions à la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers.

Chacun risque 14 ans de prison au Canada pour avoir comploté afin de corrompre des employés d'Air India et un ministre de l'Inde.

De juteux pots-de-vin devaient garantir que la filiale canadienne de Cryptometrics, établie à Ottawa, remporte un contrat de technologie de reconnaissance faciale dans les aéroports indiens.

Les deux hommes d'affaires ont été déclarés coupables même s'ils ne résident pas eux-mêmes au Canada. Même si une grande partie du complot s'est déroulée à l'extérieur du pays. Même s'il n'a pas été prouvé hors de tout doute que le ministre indien avait bien touché des pots-de-vin. Car la preuve amassée par la GRC démontrait que le complot était bien réel et concernait spécifiquement Cryptometrics Canada, la filiale canadienne de l'entreprise.

Une première

L'enquête sur Cryptometrics est le premier dossier de la GRC à avoir mené à des accusations en vertu de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers et dans lequel les accusés ont été déclarés coupables au terme de leur procès. Un autre accusé, citoyen canadien celui-là, avait déjà été condamné à trois ans de prison dans le même dossier. Auparavant, les rares condamnations en la matière depuis la création de la loi avaient toutes été obtenues après que les accusés avaient plaidé coupable. Une étape importante est donc franchie.

«C'est encourageant», souligne le sergent d'état-major Denis Beaudoin, enquêteur principal au sein de l'Équipe d'enquête sur les affaires délicates et étrangères de la GRC.

«Mais les dossiers comme ça, c'est du cas par cas», souligne-t-il prudemment.

La Loi sur la corruption d'agents publics étrangers a été adoptée en 1998, sous le gouvernement de Jean Chrétien. Elle faisait suite à la signature par les pays membres de l'OCDE d'une convention contre la corruption. Chaque pays signataire s'était engagé à adopter des lois pour interdire à ses entreprises de verser des pots-de-vin à des représentants publics étrangers. La loi a été modifiée en 2013 par le gouvernement Harper pour lui donner plus de mordant.

C'est cette même loi qui a été utilisée pour porter des accusations contre d'anciens cadres de SNC-Lavalin ainsi que contre la firme elle-même (la GRC refuse de discuter de ce dossier, qui est devant les tribunaux).

Une équipe spécialisée

Depuis son adoption, la loi a été utilisée pour porter des accusations dans à peine une demi-douzaine de dossiers à travers le pays. Mais le mouvement semble s'accélérer, ces dernières années.

Les enquêtes en la matière sont l'affaire d'enquêteurs de la GRC issus de la Section des enquêtes internationales et de nature délicate, créée en 2008. En 2016, ils avaient une vingtaine d'enquêtes actives en matière de corruption de responsables étrangers.

Dans le cas de Cryptometrics, les enquêteurs se sont rendus enquêter aux États-Unis avec l'aide du FBI, et ils ont requis l'aide d'un agent de liaison de la GRC en poste à New Delhi.

«Nous avons dû sortir du Canada, comme c'est souvent le cas dans ces enquêtes-là.», souligne le sergent d'état-major Beaudoin.

Évolution au fil des ans

La signature de la convention de l'OCDE par le Canada et la volonté des pays membres de freiner le paiement de pots-de-vin par les entreprises internationales ont forcé la GRC à élargir ses horizons, reconnaît l'inspectrice Lesley Ahara, patronne de l'équipe.

«Il y a certainement eu une évolution au fil des années», dit-elle.

«On regarde ce qui se passe au Canada, bien sûr, mais avec la convention de l'OCDE, on regarde aussi ce qui se passe ailleurs. C'est très important pour nous», explique l'officière.

Lorsqu'elle recrute des policiers pour enquêter sur la corruption internationale, l'inspectrice Ahara dit rechercher notamment les enquêteurs chevronnés en matière de criminalité financière, habiles à suivre la trace de l'argent. Mais elle veut aussi des membres qui ont vu neiger et qui possèdent un certain nombre d'années d'expérience.

La GRC ne travaille pas seule dans son coin. Dans le cas de SNC-Lavalin, par exemple, ce sont des enquêteurs suisses qui ont été les premiers à mettre la puce à l'oreille aux policiers canadiens, selon ce qui a déjà été divulgué à la cour.

Pour favoriser encore les échanges, le corps policier fédéral s'est aussi joint à un regroupement de quatre pays unis pour collaborer à la lutte contre la corruption transnationale depuis 2013. L'International Foreign Bribery Task Force regroupe le FBI, la police australienne et la police britannique, en plus des Canadiens. Leurs représentants sont en contact quasi quotidien.

«Ça crée un bon réseau de contacts, on a des personnes-ressources dans ces pays-là qu'on peut appeler au sujet de la corruption. Ce n'est pas juste le FBI : on a beaucoup appris des Australiens et des Britanniques aussi. On échange les meilleures pratiques et j'ose espérer qu'ils ont appris de nous aussi», affirme Denis Beaudoin.

ENQUÊTES DE LA GRC SUR LA CORRUPTION D'AGENTS PUBLICS ÉTRANGERS

États-Unis, 2002

Hydro Kleen Group, entreprise d'entretien des infrastructures pétrolières en Alberta, avait donné 35 000 $ à un douanier américain pour obtenir des avantages en matière de visas de travail pour les États-Unis.

Résultat : 

- Le douanier a plaidé coupable et a écopé de six mois de prison au Canada.

- L'entreprise a plaidé coupable et a écopé d'une amende de 25 000 $.

- Les accusations portées contre un cadre et un administrateur ont été suspendues.

Bangladesh, 2011

Niko Resources, une entreprise albertaine, avait fourni un véhicule valant près de 200 000 $ à un ancien ministre du Bangladesh, en plus de lui payer des voyages à Calgary, Chicago et New York afin d'influencer les négociations sur un projet minier.

Résultat :

- L'entreprise a plaidé coupable et a écopé d'une amende de 9,5 millions.

- Elle a été placée sous probation avec surveillance pendant trois ans.

Tchad, 2013

L'entreprise albertaine Griffiths Energy avait versé 2 millions à la femme de l'ambassadeur du Tchad au Canada, dans le cadre d'une campagne d'influence auprès de politiciens tchadiens pour obtenir une participation dans des projets pétroliers en Afrique.

Résultat :

- L'entreprise a plaidé coupable et a écopé d'une amende de 10,35 millions.

Bangladesh, 2012-2013

La GRC alléguait que des employés de SNC-Lavalin en Ontario avaient planifié le paiement de pots-de-vin à des décideurs du Bangladesh pour remporter un contrat lié à la construction d'un pont.

Résultat :

- Cinq personnes ont été accusées, mais la cause a avorté lorsqu'un juge a invalidé le mandat d'écoute électronique utilisé dans l'enquête.

Inde, 2013-2014

Plusieurs dirigeants de Cryptometrics Canada ont conspiré pour verser 200 000 $ à des employés d'Air India et 750 000 $ à un ministre de l'Inde pour remporter un contrat de logiciel de reconnaissance faciale dans plusieurs aéroports en Inde.

Résultat :

- Un cadre condamné à trois ans de prison en 2014.

- Deux autres dirigeants déclarés coupables en janvier. Ils attendent leur peine.

Libye, 2015

La GRC allègue que SNC-Lavalin ainsi que deux de ses cadres ont participé au versement de pots-de-vin de 47,7 millions et à une fraude de 130 millions dans le cadre de l'obtention de grands projets publics en Libye.

Résultat :

- Un ancien vice-président a bénéficié d'un arrêt du processus judiciaire, le procès d'un autre doit s'ouvrir en avril et le procès de l'entreprise doit se dérouler à une date à déterminer.

Thaïlande, 2016

La GRC croyait qu'un homme d'affaires de Calgary avait comploté pour verser des pots-de-vin à des militaires thaïlandais pour faciliter une transaction impliquant la vente d'un avion de ligne.

Résultat :

- Des accusations ont été portées puis retirées sans explications.