«Quelqu'un quelque part sait quelque chose sur la mort de ma soeur. J'espère qu'en lisant notre histoire, cette personne sera touchée et parlera à la police.»

Après une vie passée dans le noir le plus complet, est-il trop tard pour obtenir justice pour un crime vieux de 50 ans?

La famille de Reet Jurvetson, cette Montréalaise assassinée à Los Angeles en 1969 et connue jusqu'à récemment comme Jane Doe #59, espère que non.

Pour la première fois depuis que le corps ensanglanté d'une jeune femme anonyme découvert il y a 47 ans dans des buissons bordant Mulholland Drive a été identifié comme étant celui de Reet Jurvetson, l'hiver dernier, Anne Ole, la soeur de la victime, a accepté d'accorder une entrevue. En parlant, elle espère faire enfin débloquer l'enquête.

Nous avons rencontré Anne chez elle. Pour se donner du courage, elle avait épinglé sur son chandail une broche ronde en argent ayant appartenu à sa soeur. Elle a souvent serré le bijou dans sa main durant l'entrevue. 

Même si la sexagénaire était sans nouvelles de sa soeur depuis près de 50 ans, même si, au fond d'elle, l'idée que Reet était morte avait germé depuis longtemps, elle pouvait se permettre de continue d'espérer. Espérer que sa cadette avait fondé une famille. Qu'elle avait connu une carrière fructueuse. Qu'elle avait vécu l'amour et qu'un jour, peut-être, elle referait surface.

«Maintenant, je sais que rien de cela n'est arrivé. Elle était morte depuis tout ce temps.»

Disparue pendant un demi-siècle

Reet Jurvetson avait 19 ans lorsqu'elle est partie pour Los Angeles. Enfin, son rêve se réalisait. Elle avait économisé longtemps pour ce voyage, quittant même l'appartement familial de Westmount pour aller vivre chez sa grand-mère à Toronto et travailler chez Postes Canada.

Une fois installée aux États-Unis, la jolie brune a envoyé une carte postale à sa famille à Montréal. Elle allait bien, écrivait-elle en estonien, la langue du pays que ses parents ont fui après la Seconde Guerre mondiale.

Anne se souvient très bien d'avoir vu cette carte postale. «Elle nous disait de ne pas nous inquiéter.»

Ses proches n'ont plus jamais reçu de nouvelles.

Inquiets, ils ont envoyé quelqu'un sur ses traces en Californie. Il y avait une adresse de retour sur la carte postale, mais Reet n'y habitait plus. 

Lentement, la famille s'est faite à l'idée que Reet ne reviendrait pas. Le spectre de la jeune femme a continué à les hanter. Son père s'est enfermé dans sa peine, ne parlant jamais d'elle. Sa mère a commencé à dormir dans la chambre de sa fille. Chaque année, elle lui adressait des cartes de souhaits pour sa fête. Anne les a retrouvées empilées dans un tiroir lorsque la vieille femme est déménagée. «Elle écrivait le nom de Reet suivi d'un point d'interrogation, comme si elle ne savait pas où poster la lettre.»

Les deux parents sont morts aujourd'hui. Tonu, le frère aîné, aussi. Anne remercie Dieu qu'ils n'aient pas eu à découvrir que leur bébé avait été poignardé 150 fois et abandonné dans un fossé.

Jane Doe #59

L'automne de la disparition de Reet, un passant a trouvé le corps ensanglanté d'une jeune femme dans des buissons bordant une route à Los Angeles.

La victime n'avait aucune pièce d'identité. Seuls indices : un jeans de marque Levis fait à Boston, des bottes italiennes et un manteau de velours côtelé bleu fabriqué à Montréal.

La nouvelle du meurtre ne s'est pas rendue jusqu'au Québec. Pour la police américaine, elle est devenue Jane Doe #59.

L'affaire a été classée comme non résolue. 

Puis, l'été dernier, un ami de la famille Jurvetson est tombé par hasard sur l'image du cadavre d'une brune aux yeux verts ressemblant en tout point à la disparue sur un site américain de personnes disparues et non identifiées. L'ami a pris contact avec Linda, la fille d'Anne.

«J'ai tout de suite vu la ressemblance familiale», a-t-elle dit.

Linda et son conjoint sont allés frapper chez Anne. Dans le coquet jumelé, ils se sont assis côte à côte sur le divan, tout près du piano sous lequel Linda jouait, enfant, avec sa tante.

Anne a trouvé que le couple avait l'air un peu trop solennel. «Ils me l'ont dit tout de suite. Qu'ils croyaient qu'ils avaient retrouvé ma soeur. Qu'elle avait été assassinée», affirme-t-elle.

Pour Anne, le cauchemar devenait réalité. «Quelque part au fond de moi, j'ai toujours soupçonné qu'elle était une Jane Doe. Je l'avais même dit à ma fille. Je me disais qu'elle était morte, quelque part, et que personne ne savait qui elle était.»

Quelques mois plus tard, un test d'ADN a confirmé le pire. Mais la famille s'était déjà faite à l'idée. Le cadavre retrouvé au bord de Mulholland Drive avait la même tache de naissance que Reet. Et surtout, la victime portait au doigt une bague sertie d'une grosse pierre rouge. Une bague que Anne connaissait trop bien, puisqu'elle possède la même. C'est un cadeau que leur avait offert leur père. Depuis qu'elle a appris la nouvelle, Anne a recommencé à porter sa bague. Elle a aussi fait agrandir une photo de sa soeur prise le jour de sa confirmation. Elle avait 16 ans. Elle était vêtue d'une longue robe blanche. Elle souriait.

«C'était une fille qui avait tellement de potentiel. Ça me brise le coeur de savoir qu'elle est partie si tôt, à l'aube de sa vie.»

Un crime passionnel?

Qui a tué Reet Jurvetson? Sa soeur n'en a absolument aucune idée. «Cette horreur est au-delà de ma compréhension», dit-elle.

Certains ont évoqué le gourou Charles Manson, dont les disciples ont commis plusieurs crimes violents à la même époque.

La famille ne croit pas à cette théorie.

Les détectives du Los Angeles Police Department (LAPD) chargés de l'enquête privilégient la thèse d'un crime passionnel, vu la violence du meurtre. La police cherche un dénommé Jean, ou John, un homme rencontré à Montréal que Reet serait allé rejoindre aux États-Unis en 1969. Jean, qui, selon les amis de la victime, ressemblait à Jim Morrison, est considéré comme une « personne d'intérêt » par les autorités.

«Je ne le connais pas. Je n'avais même jamais entendu parler de lui», dit Anne, qui ne comprend pas que personne ne se souvienne d'un Jean correspondant à la description. «Le fait que personne ne parle, ça rend les choses encore plus louches», ajoute Linda.

Des souvenirs et des remords

Anne est une femme pieuse. Lorsqu'elle a appris la nouvelle de l'assassinat de sa soeur, elle a voulu ramener sa dépouille à la maison. «C'est impossible. Elle a été incinérée et ses cendres sont enterrées dans une fosse commune, quelque part à Los Angeles», dit-elle en pleurant.

Des objets et des vêtements qui ont été retrouvés avec le corps, il ne reste rien. Trop de temps a passé. La semaine dernière, la famille a tenu une petite cérémonie à la mémoire de Reet en l'église estonienne de Montréal. Anne a lu un long hommage. Mais il n'y avait rien à mettre en terre. Sur l'autel, on avait placé des fleurs et une photo.

De sa soeur, il ne reste à Anne que des souvenirs d'enfance et un irrationnel sentiment de culpabilité. «Est-ce que j'aurais pu faire quelque chose de plus?», se demande-t-elle encore et encore.

Pour l'apaiser, sa fille lui a offert deux perruches. Petites, Anne et Reet en possédaient deux à la maison, Jukku et Siiri. «On leur avait montré toutes sortes de tours. Elles savaient même faire des pirouettes sur commande, se souvient Anne. Reet était fascinée par nos oiseaux. Elle adorait les animaux.»

Lorsque Linda est arrivée avec la cage, le mois dernier, Anne a pleuré sans arrêt durant 10 longues minutes. «C'est vraiment pour moi? Je peux les garder?»

Depuis, elle passe beaucoup de temps avec ses perruches, une bleue et l'autre verte baptisées Buenos et Dias. Quand elle joue avec elles, Anne parle à Reet.

Bientôt, elle apprendra aux oiseaux à faire des pirouettes.

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Toute personne détenant des informations sur cette affaire peut joindre les détectives Luis Rivera et Veronica Conrado à l'unité des crimes non résolus du LAPD, au 213 486-6818.

PHOTO FOURNIE PAR ANNE JURVETSON

Reet Jurvetson