Le financement hors-norme du projet d'usine d'eaux usées de Boisbriand, marqué par une fraude présumée et un possible financement politique illégal, ne serait pas un cas isolé. Cinquante projets réalisés dans des villes et villages du Québec ont bénéficié d'une aide discrétionnaire du ministre des Affaires municipales alors qu'ils avaient d'abord été refusés par les fonctionnaires.

Roche aurait aidé directement deux députés libéraux

Ce coup de pouce politique est brièvement expliqué dans la dénonciation faite par un enquêteur de l'escouade Marteau de l'Unité permanente anticorruption (UPAC) en vue d'obtenir un mandat pour une deuxième perquisition au siège social, à Québec, de la firme de génie Roche. Les documents étaient frappés d'un interdit de publication qui a été levé ce matin par un tribunal à la suite de démarches de quelques médias, dont La Presse.

Ce nouvel élément de l'enquête Joug sur le financement des partis politiques est expliqué par des témoins rencontrés par la police. L'un d'eux a transmis un document intitulé «Dossiers ayant bénéficié d'un taux d'aide financière à la discrétion du Ministre». Il s'agit d'une liste de 50 projets menés dans différentes municipalités du Québec ainsi que le nom des firmes de génie qui y ont été associées.  Outre Roche, le nom d'aucune firme de génie n'est rendu public. 

Pour chacun des 50 projets, le nom du ministre en poste à cette époque, qui a autorisé et signé l'aide financière, est connu des enquêteurs, mais n'est pas précisé dans la dénonciation. Sous le gouvernement de Jean Charest, trois ministres ont successivement eu la responsabilité politique des Affaires municipales, soit Jean-Marc Fournier, Nathalie Normandeau et Laurent Lessard.  

Des 50 projets qui ont bénéficié d'une aide ministérielle discrétionnaire, 18 ont été attribués à Roche, dans l'Est du Québec.

AU-DELÀ DES NORMES

Le nom de Mme Normandeau est cité à quelques reprises notamment pour préciser qu'elle serait intervenue dans un projet (la nature du projet est caviardée) contre l'avis des fonctionnaires des Affaires municipales. Selon un témoin, la ministre Normandeau aurait envoyé une lettre pour majorer une subvention. «La ministre n'avait pas l'autorité de surhausser ce taux puisque le taux applicable pour ce type de projet et selon les règles et les normes établies est de 66 2/3 %», relate-t-on dans le document.

On se rappellera que le financement de l'usine de traitement des eaux de Boisbriand avait été rejeté par les fonctionnaires du ministère des Affaires municipales avant de recevoir le soutien de Mme Normandeau. «Le conseil des ministres a émis un décret et a accordé une subvention à un taux de [...] du projet». 

Dans l'affidavit, l'enquêteur Jean-François Rail relate le témoignage d'une personne assermentée dont l'identité n'est pas rendue publique. Selon les explications de cette personne, «lorsqu'un projet de client est bloqué dans la machine par les fonctionnaires, Roche peut aider à le faire cheminer avec des liens politiques tissés». Le témoin a précisé que Marc-Yvan Côté ou une autre personne pouvait «contacter les autorités politiques comme le chef de cabinet». 

FINANCEMENT OCCULTE

Dans le document, il est également question d'un stratagème de fausse facturation et de trucage d'appels d'offres en vue de faire du financement politique illégal. Le trucage d'appels d'offres prend différentes formes. 

Ainsi, la police mentionne que Roche aurait participé à une réunion préalable au lancement d'un appel d'offres public pour une usine de traitement des eaux, permettant à la firme de sortir gagnante de la course. Un courriel datant de juin 2008, saisi par l'UPAC, indique que «la décision est prise depuis une semaine, et ce, malgré le fait que le comité décisionnel ne le sait pas encore». 

De plus, Roche aurait produit un faux rapport afin d'établir que la firme était déjà impliquée dans un dossier avant l'adoption de la loi 106, en 2002, ce qui la favorisait pour décrocher un contrat.

Le financement politique apparaît intimement lié à ces situations. C'est ce qui créerait une grande proximité entre la firme Roche et des «membres influents du gouvernement». «Ces entrées donneront des opportunités à la firme d'obtenir des informations privilégiées, des accès plus rapides aux cabinets ministériels et de meilleurs taux de subvention pour financer les projets, ce qui rend la firme avantagée vis-à-vis de la compétition», peut-on lire.

Selon les informations saisies par la police en 2010, chez Roche, il y aurait eu une comptabilité des contributions politiques au sein de la firme de génie. Le versement de l'argent aux partis politiques se serait fait deux fois par année. Il est question d'employés ayant agi comme prête-noms pour camoufler le financement de la firme, ce qui est interdit au Québec, ainsi que du bonus annuel de dirigeants, dont une partie était destinée au monde politique. L'argent aurait transité par la vice-présidente de Roche de l'époque, France Michaud. 

Claude Drouin de la firme Roche est identifié comme celui qui aurait pris le relais de Marc-Yvan Côté, à titre de «responsable des relations avec les sphères politiques». Une «grille d'autorité» aurait permis d'établir l'autonomie des dirigeants de la firme quant au financement politique. Cette grille fixait les limites d'approbation de chacun.

L'enquêteur de Marteau décrit également, en se basant sur une déclaration assermentée, qu'il y aurait eu un «stratagème triangulaire de fausse facturation» chez Roche. L'opération comptable aurait permis d'obtenir de l'argent comptant pour faire du financement politique.

Un exemple concret est présenté concernant un contrat d'abribus au Réseau de Transport de la Capitale (RTC) obtenu par Roche qui a fait appel à la firme les Consultants FBG à titre de sous-traitant. Une fausse facture de 23 000 $ pour des services professionnels a été imputée à ce projet du RTC. 

La frappe policière en lien avec ces documents a eu lieu le 29 janvier dernier. Aucune arrestation ni accusation n'a toutefois été effectuée.